Où sont passés les tuyaux, où est passée la grande échelle ?

     Un jeudi après-midi, dans une caserne de pompiers d’une petite ville de France.
   Fixée à 2,40 mètres du sol, d’une largeur d'un mètre et d'1,30 mètre de profondeur, l’exercice est lui-même extrêmement codifié. Les pompiers doivent la grimper chaque matin, vêtus de leur tenue de feu. Si le sapeur-pompier ne parvient pas à monter la planche, il est déclaré inapte à partir en intervention. L'objectif est donc de savoir si le personnel est capable de se rétablir à la force des bras en cas de chute d'un toit ou lors de l’effondrement d’un plancher.
 
    Laurent, 32 ans, rédige un compte-rendu, suite à une intervention dans une cave inondée.
  
   Michel, 49 ans, dort. Il est d’astreinte durant 24 heures. Récupérer dès qu’il le peut fait vraiment partie de son travail. Parfois, le sommeil n’est pas au rendez-vous, mais il sait que pour être en forme au moment voulu, il faut grappiller ici et là de précieuses minutes de repos…même s’il aimerait mieux aller jouer au baby au foyer de la caserne.
  
   Magalie, 27 ans, s’exerce à l’exercice de la planche (2), véritable juge intransigeant pour valider l’envoi d’un pompier sur une intervention. La capacité à effectuer cet exercice est le passeport indispensable. Lorsqu’on ne le réussit plus, le commandant ne tergiverse pas : fin des interventions. Comment réussir à sauver des personnes si on ne peut pas se sauver soi-même  lors de situations périlleuses ? Aujourd’hui, c’est elle la meilleure, capable d’enchaîner 21 fois l’exercice. Un exploit qui frise la torture. Mais elle le sait, le jour où elle ne parviendra plus à réussir « la planche », la galanterie de son commandant ne sera d’aucune utilité. Et pour repousser le plus loin possible ce jour, elle s’entraîne encore et encore.
  
   Sylvain vérifie la conformité d’un camion : plein d’essence effectué, avertisseurs sonores et lumineux, matériel médical-
électrocardioscope, défibrillateur, respirateur, aspirateur de mucosités, pousse-seringues électriques -, matériel de soins -perfusions, médicaments -  et enfin le "sac de feu" composé de la veste de cuir, du casque, du ceinturon, des gants, des tricoises…
 
   Tous les pompiers présents ce jour-là, effectuent consciencieusement ce qu’ils ont à faire. Et ce qu’ils font est essentiel, indispensable.
 
   Pourtant…
 
   Pourtant, s’il le faut, ils cesseront sans délai et sans réflexion les tâches administratives, la récupération, l’entraînement ou l’entretien du matériel…
   Sans délai, car chaque seconde qui s’écoule jusqu’à  leur temps de réaction est une marche arrière vers la mission qu’ils ont décidé de servir…Avec parfois des conséquences dramatiques.
   Sans délai et sans réflexion, car ils y ont suffisamment réfléchi avant de s’engager. Oui, ils veulent participer à la mission des pompiers :
« Protéger les personnes, les biens et l’environnement ».
 
   Dès lors qu’ils se sont engagés à œuvrer pour cette mission, alors il n’y a plus à tergiverser.
 
   Le temps le plus minime entre le moment où la sirène alerte les pompiers et celui où le camion pourra quitter la caserne pour rejoindre le lieu de l’intervention est l’absolue priorité. Grappiller quelques secondes est peut-être une question de vie…ou de mort.
 
   Alors, oui ! Laurent, Magalie, Michel et Sylvain ont accepté que leur raison d’être s’incarne d’abord dans une obéissance immédiate aux hurlements de la sirène. Ils ont définitivement accepté la frustration de ne pas finir ce qu’ils faisaient pour ne pas prendre le risque de retarder le départ du camion. Ne pas terminer la phrase commencée, ni même enregistrer son travail…Une seconde…C’est tellement peu, presque dérisoire…Pas faux : une seconde sur un mois de vacances, c’est peanuts. Mais pour cette grand-mère encerclée par le feu ou pour ce jeune homme gravement blessé et prisonnier de sa voiture, cette seconde est une éternité… Et une éternité, ça suffit parfois pour sauver une vie. Ils ont tellement intégré cette vérité que se rendre disponible est devenu un réflexe dont ils sont fiers. Jamais ils ne disent : « La sirène nous dérange en train de … ». S’ils ne le disent pas, c’est qu’ils ne le pensent pas. Ce qu’ils pensent, c’est que leur présence à la caserne ne se justifie que parce que la sirène peut les envoyer en mission…vers leur mission…la mission des pompiers… des vies à sauver.
 
   Et ils aiment ça, sauver des vies.
 
   Cinq secondes de retard au départ de la caserne et c’est le risque de se trouver coincé derrière un camion que l’on ne parviendra pas à doubler…Et arriver non pas avec 5 secondes mais 5 minutes de retard sur le lieu de l’intervention. Arriver à 17H48 plutôt que 17H43, c’est dans le cas d’un incendie, multiplier par trois la difficulté de l’intervention et donc d’autant les risques pour les personnes en danger et les pompiers. Cinq minutes de retard suffisent parfois pour basculer de l’accident de voiture au « drame de la route ».
 
   Alors, infailliblement, ils se mettent en ordre de marche dès que la sirène hurle…ou que les bipeurs…bipent.
 
 
    Dans nos entreprises, nos administrations, avons-nous suffisamment conscience de notre mission et des clients externes ou internes à servir, à faire réussir.
   Sommes-nous obsédés par la volonté de les faire réussir dans le périmètre qu’ils nous confient ou pour lequel nous sommes embauchés ?
   Avons-nous, pour chaque métier, identifié très précisément quelle est la mission centrale et les missions périphériques ?
   Savons-nous expliquer à un nouvel embauché, dans son métier, quelle est « sa sirène », « son bipeur » et ce qu’il convient de faire ?
 
   Un vendeur en magasin doit remplir des rayons, passer des commandes, décorer la vitrine…Mais sait-il tout arrêter pour aller à la rencontre de la personne qui rentre dans le point de vente ? Lui arrive-t-il parfois seulement de penser que ce client « le dérange » ? Si oui, a-t-il l’autodiscipline le soir arrivé de dormir sur la moquette pour faire passer l’envie à son esprit de lui envoyer des messages mortifères ?
 
   Un footballeur a-t-il conscience que pour satisfaire les clients de son club - spectateurs, annonceurs, télévisions -, il doit avant tout être en situation d’être sur le terrain plutôt que blessé à l’infirmerie, et que pour ça, il doit obéir à la sirène qui lui ordonne d’aller s’échauffer avant l’entraînement ou le match et de s’étirer après ?
 
   Et nous, quelles sont les sirènes de nos métiers ? Les connaissons-nous ? Savons-nous les repérer et y associer le réflexe indispensable ?
 
   Et vous, qu’en pensez-vous ?
   Bonnes réflexions !  
 
(1). Pour les nostalgiques ...attention ça pique: https://www.youtube.com/watch?v=SiIeI_iXu7o
 
(2) Créé en 1895 par la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), l'exercice de la planche a été initialement conçu comme un test. Cette pratique s'est muée au fil du temps en un passage obligé pour l'instruction des sapeurs-pompiers.