Ho la chochotte, il a bobo à son petit genou !

Plus de peur que de mal !

 
    Une seconde d’inattention a suffi pour que Florent se retrouve au sol. Peu de temps avant son accident de vélo, il avait entendu cette blague : « Si tu veux parler à Dieu, fais silence dans un endroit calme. Si tu veux le voir, monte dans ta voiture, sur ta moto ou sur ton vélo, roule et écris des SMS ! ». Maintenant, il le sait… Avec un peu moins de chance, il aurait pu le vérifier.
 
    Florent venait de recevoir un SMS de son ami Geoffroy : « Message envoyé à 10 personnes simultanément. J’ai 2 places gratos pour aller voir OL/PSG ce soir au Parc Olympique Lyonnais, en loge vip. Le 1er qui répond  a la  2ème place. The first one is for me ! Que le plus rapide gagne ! »
    Le cerveau de Florent lui avait intimé l’ordre de répondre :
« Réponds maintenant. 1. Le Parc Olympique Lyonnais est juste le plus beau du monde. 2. Voir le PSG se faire humilier par l’OL, c’est un plaisir qu’il ne faut pas refuser. 3. Loge vip : pense au cocktail, petits fours et photos que tu vas publier sur Facebook pour faire rager les neuf autres. 4. Si tu traînes, c’est un des neufs autres qui te fera rager. 5. T’as toujours pas répondu, qu’est-ce que tu fous ? ».
 
     Le cerveau de Florent était atteint de chauvinisme aigu et il ne savait pas lui résister. Florent ne voulait pas être en retard au travail…Parti précipitamment, il le serait s’il prenait le temps de s’arrêter pour répondre au SMS. Situation quasi-schizophrénique. Pour s’en sortir, il fallait décider. Il brava la croyance populaire et ce que Béatrice, son amoureuse, lui rabâchait sans cesse : « Les hommes sont mono-tâche ». Il allait à la fois réussir à répondre et arriver à l’heure au travail. Une main tenant le guidon, l’autre le téléphone, avec le pouce, Florent répondit. Un regard sur la route et les voitures, un autre sur le clavier. Peu à peu, la réponse, approximative mais malgré tout compréhensible, s’inscrivit sur l’écran : « Slt Geo, ok pur le places, mer ».
 
    Pas le temps de terminer le merci et d’envoyer le SMS … Un long coup de klaxon, un bruit terrible, c’est tout ce dont  Florent se souvenait lorsqu’il reprit connaissance dans l’ambulance. « Vous avez eu beaucoup de chance ! Votre vélo beaucoup moins. Je dois vous annoncer une triste nouvelle, il s’est fait écraser. Il n’avait pas un bon maître, il était assuré au moins ? » demanda l’ambulancier, un peu rigolo et très rigolard d’un ton moqueur. Florent avait eu de la chance mais il souffrait. En plus, il n’irait pas au match. En plus, toujours en période d’essai, il allait se faire virer de son job d’étudiant. En plus, il pouvait dire adieu au Marathon de Paris qu’il préparait presque sérieusement depuis six mois… En plus, ce n’était pas son vélo mais celui d’un copain. En plus… Sale matinée !
    Et sale blessure …Un trou de la taille d’une balle de ping-pong dans le genou gauche. Bilan des courses : un mois à marcher la jambe raide, des pansements à changer tous les jours et enfin un mois de kiné.
 
    Qu’est-ce que tu préfères ? Pour toute ta vie….À chaque fois que tu parles, un rat qui sort de ta bouche ou tes bras qui sont en mousse et font trois mètres de long ?
 
   Vous connaissez ce jeu, rendu célèbre par un sketch de Pierre Palmade «  Le choix »?
 
    Florent, qu’est-ce que tu préfères ?
 
- Durant trente jours consécutifs, à 18h, Simone, infirmière, viendra s’occuper de changer ton pansement. Trente-quatre ans d’expérience, une incroyable dextérité et une remarquable vélocité. Lorsqu’elle retirera le pansement, ses gestes seront assurés et pour toi cette opération sera indolore. En cinq minutes, les compresses stériles imbibées de produit désinfectant seront appliquées et le pansement refait. Simone saura trouver la synthèse parfaite au moment d’enrouler la bande autour de ton genou : pas trop serré pour que le sang puisse continuer de circuler, pas trop lâche pour qu’il te permette de marcher sans avoir besoin de le retenir d’un glissement le long de ta jambe. Il sera beau…Une œuvre d’art médicale. Mais…Mais ... Avant de venir te soigner, Simone aura effectué le même type d’intervention, vingt fois dans la journée, sans s’être jamais lavé les mains !
 
-  Ou bien c’est Béatrice qui aura la charge de te soigner. Elle accepte et y mettra tout son cœur et toute sa volonté car, te concernant, elle a des projets : faire de toi un mari et un père. Chuut, on ne t’a rien dit. Tu le sais, Béatrice n’est pas infirmière, ni cuisinière, ni couturière … Béatrice n’est pas manuelle. En revanche, elle t’aime et veut que tu guérisses. Bon point pour elle…et pour toi, elle est disciplinée. Elle s’engage à suivre, étape après étape, la procédure que nous lui fournirons et à utiliser les produits que nous lui auront indiqués. Nous savons lire dans le marc de café, alors Florent, on va tout te dire. Chaque jour l’opération « changement de pansement » prendra 25 minutes. Ce sera l’occasion pour toi de te faire engueuler : « Tu ne fais rien pour m’aider ! », « Je t’ai dit de ne pas bouger ! », « C’est quoi les mots que tu ne comprends pas dans la phrase : laisse ta jambe à l’horizontale ? ». Evidemment, dans ta position de faiblesse et de dépendance, et au regard de l’énervement de Béatrice et de la proximité de ses mains d’une paire de ciseaux extrêmement tranchants, tu opteras pour la prudence. Tu t’abstiendras de lui dire qu’une jambe maintenue en l’air, c’est très lourd à partir de la vingtième seconde, trop lourd dès la quarantième, impossible à tenir au-delà d’une minute…faute d’un entraînement que tu n’as pas, Florent ! Il te faudra serrer les dents lorsque Béatrice ôtera le pansement qui n’aura pas manqué de « coller à la plaie ». Ses hésitations et ses tremblements, manifestation évidente de sa peur de te faire mal, seront pour toi autant de degrés supplémentaires de douleur ressentie. C’est ballot ! Tu n’échapperas pas aux sarcasmes de Béatrice : « Oh la chochotte, il a bobo à son petit genou… Allez, sois courageux, je te donnerai un bonbon si tu ne pleures pas ». Et naturellement, trente jours durant, Béatrice t’apportera ironiquement le bonbon promis. Parfois même, elle tutoiera le sexisme : « Les hommes sont vraiment douillets. Un accouchement, ça vous ferait du bien les mecs ! ». Esthétiquement, ton pansement ne ressemblera à …rien de connu. Régulièrement dans la journée, tu devras trouver un stratagème pour le maintenir en place et briser dans l’œuf ses velléités d’aller voir le long de ta cheville ce qui se passe. Bref, avant que Béatrice ait la même dextérité que Simone, il lui faudrait trois ans d’étude et ce n’est pas son projet. En revanche, nous pouvons t’assurer d’une chose : Béatrice, avant de commencer l’opération « changement  de pansement », se lavera les mains avec un savon doux, en doublant le temps de préconisation de cette première phase absolument essentielle du soin. Ses mains seront maladroites, nous l’avons évoqué suffisamment, inutile d’en rajouter, mais elles seront propres et débarrassées de la flore transitoire et des germes, provoquant des infections résistantes aux antibiotiques et responsables de tant de maladies nosocomiales.
 
Alors Florent, que choisis-tu ?
 
    Florent n’as pas hésité. Il a vite compris qu’avec Simone, le confort était garanti et l’amputation probable. Alors il a opté pour Béatrice et sa maladresse,  mais surtout sa discipline, son envie de soigner son homme et son hygiène impeccable.
 
    Et nous, qu’en est-il dans notre monde professionnel, de l’exigence  envers nos collaborateurs ?  Sommes-nous sûrs que les progrès de nos collaborateurs ne seront pas annihilés par l’absence de rigueur sur quelques gestes métier. Gestes métier si évidents, tellement simples qu’il arrive trop souvent que nous omettions d’en parler et pire, de s’assurer qu’ils sont faits et bien faits. En d’autres mots : de les manager.
 
    Simone, par sa manière de faire son métier, ne doit pas soigner, ni même guérir. Elle n’en a pas le pouvoir. Pas plus qu’un médecin… Mais elle doit créer les conditions favorables de la guérison. C’est bien là sa mission. Alors si en plus, elle le fait avec dextérité et confort pour le malade, tant mieux ! Mais en omettant de se laver les mains, elle tourne le dos à sa mission, puisque à la place des conditions de la guérison, elle a semé les conditions de l’aggravation. Mais comme souvent, ça ne se verra pas tout de suite ! Il faudra un peu de temps. Et peut-être qu’en cas de guérison trop longue à venir, ou pire d’amputation, on trouvera d’autres bonnes raisons que le manque de rigueur de Simone pour expliquer le délai ou le drame : « Le patient était fragile… », « Probablement n’a-t-il pas pris ses médicaments comme il nous le disait »…
 
    Avons-nous vraiment conscience que dans chaque métier ou pour chaque mission – accueillir des intérimaires ou ranger la salle des archives-, les premiers gestes conditionnent  la réussite ? Si c’est fait…la réussite est possible. Si ce n’est pas fait…l’échec est assuré !
    Avons-nous pris le temps, métier par métier, de formaliser ces gestes fondamentaux ? Font-ils l’objet d’une mise en forme cohérente avec l’importance qu’on leur accorde ? Une simple feuille A4 ou un livret de référence solide et durable ? Comment présentons-nous ces gestes fondamentaux lors des intégrations : « Tiens, lis ça, c’est super important » ou est-ce l’occasion d’un véritable entretien de présentation ? Vérifions-nous avant même que les réflexes soient pris que la mémorisation est assurée ? Nos supports d’entretiens d’évaluation sont-ils en cohérence avec ces gestes fondamentaux ?
    Sommes-nous suffisamment passionnés par le métier de notre vendeur, notre juriste, notre assistant, notre opérateur, notre comptable pour régulièrement en reparler avec eux ?
 
    L’application des gestes fondamentaux, c’est le terreau sur lequel les stratégies pourront donner du résultat. Sans leur application, les meilleures stratégies sont semées sur du macadam. Et rien ne pousse !
 
    Et vous, qu’en pensez-vous ?
 
    Bonnes réflexions !