S’il
n’y a pas de manières de mourir intelligentes, certaines semblent plus absurdes
que d’autres. Celle de Jean-Marc fait partie de celles-ci.
Virginie,
sa veuve, nous raconte :
« Quand j’ai connu Jean-Marc, nous
avions 16 ans. Rapidement, je suis tombée très amoureuse de ce grand gaillard aux
cheveux longs, un peu rebelle et très déterminé. Un saut en parachute en tandem,
offert à l’occasion de son quinzième anniversaire, lui avait donné une
certitude. « Lorsque je saute en parachute, je suis vraiment libre. Je
veux être libre souvent. Je gagnerai ma vie en sautant en parachute ». A
21 ans, Jean-Marc a obtenu le DESJEPS : Diplôme d’Etat supérieur de la
jeunesse, de l’éducation populaire et du sport spécialisé « performance
sportive ». C’était le must ! Avec cette qualification, il pouvait
tout envisager. Très vite, il a créé sa petite structure « Vol au vent ». Il intervenait
auprès de clubs pour former des parachutistes et comme il l’avait lui-même
vécu, participer à des baptêmes de sauts. Mais son contrat coup de cœur était
sans aucun doute celui qu’il avait signé avec la FFP – Fédération française de
parachutisme -. Sa mission, trois jours par semaine, consistait à filmer
l’équipe de France de Voltige, afin de faciliter le débriefing suite aux sauts.
La vidéo ne triche pas et permet un regard ultra précis sur les enchaînements.
Ce contrat, c’était sa grande fierté. Dans
les premiers temps, il était tellement soucieux de bien faire qu’il rapportait
son parachute à la maison. Il passait des heures, chaque après-midi, à le
plier. Je l’entends encore : « Mon amour, l’ennemi du parachutiste ce
n’est ni le vent, ni la pluie, ni la météo…mais lui-même. Si le parachute n’est
pas bien plié, le risque qu’il se mette en torche durant le saut est énorme. Et
là, c’est le rendez-vous assuré avec la grande faucheuse. Celui qui doit plier
son parachute, c’est le parachutiste. Personne d’autre. »
Lui, tellement déconneur habituellement,
prenait lors de ses déclarations un air de Chef d’Etat annonçant l’inéluctabilité
de la Troisième Guerre mondiale. Le matin, il partait très tôt, puis il
attendait les sauteurs devant l’avion, son parachute de 12 kilos solidement
accroché sur son dos. Saut après saut, réussite après réussite, Jean-Marc
prenait de plus en plus confiance. Son ultra-vigilance des débuts avait laissé place
à une simple vigilance : après le saut, il pliait son parachute à
l’aérodrome, puis il le rangeait dans son casier jusqu’au prochain saut. De la
vigilance, il est ensuite passé à la négligence…Peu à peu… Millimètre après
millimètre, en prenant un peu de distance avant et après chaque saut, avec
un basique de son art… La transformation entre mon Jean-Marc rigoureux et mon
Jean-Marc dilettante s’est déroulée sur neuf
ans. Totalement imperceptible. Chaque saut réussi lui donnait un atome de confiance
supplémentaire ou plutôt, depuis quelques années, un atome d’euphorie. Dans la manière dont il parlait de sa
réussite, il y avait déjà les indices d’un accident inévitable. La première
année, lorsque ses amis lui demandaient d’expliquer sa réussite, il
répondait : « Je fais systématiquement
ce qu’il faut faire pour que l’accident n’ait pas envie de venir à ma
rencontre ».
Deux semaines avant sa mort, à la même
question, il répondait :
« 10
ans que je fais le taf. J’ai ça en moi. Sans vouloir me vanter, en toute
modestie et avec humilité, je crois pouvoir dire : Je suis bon ».
Et lorsque l’on passe pour expliquer son
succès de « Je fais » à « Je suis », on est en danger de
mort…Mais ça, je l’ai compris bien trop tard. Ainsi, à la vitesse à laquelle poussent les arbres,
Jean-Marc a fini par ne plus rien appliquer des basiques de préparation et de
sécurité de son métier. Personne n’a jamais vu un arbre pousser. A l’exception
de ceux qui, fumant une herbe de mauvaise qualité, se retrouvent en état de
conscience modifiée. Pourtant, c’est une certitude, les arbres poussent.
Personne n’a compris que peu à peu, Jean-Marc se mettait en danger. Pourtant,
écart après écart, abandon après abandon, il se mettait bel et bien en
danger !
Depuis deux ans, trois peut-être, après les sauts, il laissait son
parachute en vrac, ouvert, dans un hangar. Il se contentait le matin de le
plier et allait, ensuite, prendre un café au club-house et lire quelques pages
de l’Equipe. Rapidement, c’est l’inverse qui s’est produit : le café et
l’Equipe d’abord, le pliage ensuite. Le café et la lecture de la presse ont
pris de plus en plus de temps au point que chaque matin, les sauteurs
l’attendaient dans l’avion pour décoller. Alors il arrivait, son parachute pas
encore totalement prêt, et terminait le pliage dans l’avion…A grands coups de
pompes pour le faire rentrer dans le sac…Pas très orthodoxe comme méthode…
Un jour, il a été surpris. Le temps entre
le décollage et le moment de sauter lui a semblé plus court. Le pilote a ouvert
la porte et a crié « Sautez ! ».
« Déjà ! » a juste dit
Jean-Marc, se souvient Stéphane, un des sauteurs.
Les sauteurs ont sauté…avec leur parachute.
Jean-Marc a suivi….sans le sien… juste avec sa caméra en position « on ».
Lorsqu’il a voulu ouvrir son parachute, Jean-Marc a compris. D’une voix blanche, presque résignée,
on l’entend dire sur la vidéo récupérée : « Et merde ! Mon
parachute ».
« Et merde ! Mon parachute »
auront été ses dernières paroles. Y’a mieux quand même, non ? Il avait 31
ans. »
Dans certains métiers, l’oubli d’un geste fondamental
peut être mortel pour celui qui oublie ou pour ceux qui sont censés bénéficier
d’une prestation :
·
un
électricien qui ne disjoncte pas “au général” pour gagner un peu de temps,
·
un
restaurateur qui ne vérifie pas la fraîcheur des aliments qu’il va servir à ses
clients,
·
un
chirurgien qui ne compte pas les corps étrangers qui entrent dans l’organisme
et qui doivent en ressortir avant de le refermer…laissant une compresse dans un
poumon.
Lorsque l’accident arrivera, il sera
tellement dramatique qu’une enquête sera faite et montrera le manque, la prise
de distance avec ce qu’il aurait fallu faire. Le lien entre le drame et la
cause sera évident. S’il doit y avoir justice, il y aura justice. Peut-être n’y
aura-t-il que des pleurs. Parfois justice et pleurs.
Mais bien souvent, et heureusement, la non-application d’un geste
fondamental et la prise de distance avec ce qu’il faut faire ne provoquent pas
des conséquences aussi désastreuses et dramatiques. Tout cela passe presque
inaperçu, fragilisant l’entreprise comme un virus affaiblit un organisme :
un peu de performance commerciale en moins, une qualité un peu dégradée, un
client un peu moins satisfait, un collaborateur un peu moins heureux…Ces petits
« un peu » rajoutés les uns aux autres finissent par faire un
« gros beaucoup trop » qui sera un jour sûrement la raison d’une
entreprise en difficulté.
Des managers qui ne prennent plus le temps
de dire bonjour individuellement à chaque collaborateur, perdant ainsi toute crédibilité…quand
bien même ils animent brillamment des réunions et que les entretiens
d’évaluation sont faits.
Des DRH qui ne ferment pas systématiquement
à clé la porte de leur bureau lorsqu’ils n’y sont pas…et se font subtiliser le
dossier qu’il ne fallait surtout pas se faire voler.
Une opératrice qui ne prend par les deux
minutes nécessaires à la maintenance de sa machine-outil, ce qui va provoquer
la casse brutale du moteur, un arrêt de production de plusieurs jours et une
dépense de plusieurs milliers d’euros pour la réparer.
Un assistant de direction qui oublie que
taire ce qu’il entend durant les CODIR est un devoir et qui par ses bavardages,
délivrera des informations qui provoqueront une grève surprise.
Un vendeur qui se rend chez un prospect,
sans carte de visite et bon de commande, et qui manifeste ainsi au client un
désintérêt qui tuera dans l’œuf toute velléité d’achat.
Un policier qui surévalue l’âge d’un
prévenu sans papiers d’identité et qui rendra la procédure caduque à cause d’un
vice de forme : la non présentation du gardé à vue à un médecin lors de la
première heure de garde à vue…
Un prof de math qui pour gagner du temps et
s’assurer de terminer le programme, élude systématiquement la question « Avant
de poursuivre, avez-vous des questions au sujet du dernier cours ? »
et peu à peu perd les deux tiers de la classe.
La performance durable ne peut se dispenser
de la rigueur sur ce qui semble être des détails juste bons pour les débutants.
Un expert qui échoue doit être débriefé en lui posant les 10 questions sur
l’application des dix premiers gestes fondamentaux de son métier qu’il a appris
au début de sa formation … Dans la très grande majorité des cas, son échec ne
doit rien à la conjoncture mais à une prise de distance certaine avec les
conditions de succès de son métier…Bref, il s’est fait avoir comme un débutant.
Et nous, managers, sommes-nous certains que
ces fondamentaux sont absolument clairs dans l’esprit de nos
collaborateurs ? Sommes-nous convaincus qu’ils sont appliqués ?
Convaincus car nous faisons aveuglément confiance ou convaincus car nous
regardons, nous interrogeons ?
Et nos fondamentaux de managers,
sommes-nous capables de les réciter comme la table de 5 et de les
appliquer aussi facilement et spontanément que nous lisons ce billet ?
Oui ?
Bravo, votre parachute est bien plié et sur votre dos.
Non ?
Ne montez pas dans l’avion !
Et
vous, qu’en pensez-vous ?
Bonnes
réflexions.