J'ai mon papier rose !


      On avait bien dit à Louison de patienter 48h00. Elle n’a pas pu. Frénétiquement, à chaque heure, souvent plus, elle se rendait sur le site internet sur lequel les résultats à l’examen du permis de conduire étaient consultables. 48h00 après l’examen. Pas un quart d’heure, six heures ou 24heures… 48 heures… Au moins. Le « au moins » avait laissé espérer à Louison que ça pouvait être aussi « au plus ». Pas de chance, c’était bien au moins. « J’ai passé mon permis mardi à 15h00, nous sommes jeudi 15h00 et toujours rien sur ce p----- de site ! ». Impatiente, Louison pouvait devenir vulgaire. Enfin, à 16h22, lors de sa 77ème connexion, un message annonçait que les résultats étaient en ligne. La maman de Louison priait pour que le sésame lui soit délivré. Elle n’envisageait pas de revivre la manière de Louison d’exprimer sa déception  face aux échecs : les 3 A - agressivité, apathie et anorexie- Parfois avec une variante : les 2 A 1B : agressivité toujours, apathie encore, boulimie. La maman de Louison est prof de math. Les formules, ça la rassure.
    « Je l’aiiiiiiiiiiiiiii…J’ai mon papier rose ! ». La voix stridente de Louison est reçue par sa maman comme une douce mélodie. Fini le cauchemar, la plaisanterie a duré 2 ans, trois tentatives, beaucoup de tension, d’engueulades et 2300 €.
 
    Le soir même, la nouvelle conductrice est célébrée par un apéro-dînatoire au champagne. Habituellement, la famille se contente d’un correct mousseux pour célébrer les événements importants de la vie familiale. Le champagne, c’est pour l’extraordinaire. Gérard, le papa de Louison, n’a pas hésité une seconde. Ce sera champagne. Louison a presque été vexée ! Durant la soirée, Louison a tenté de convaincre son père de la faire conduire dès le lendemain et souvent pour qu’elle ne « perde pas la main ». Gérard, ironique, lui a fait remarquer que pour « perdre la main encore eut-il fallu que tu l’aies eue un jour ! ». La soirée s’est terminée sur une ambiance soupe à la grimace :
    « Tu me fais jamais confiance »
    « Fais-toi la main avec la voiture que tu t’achèteras. T’as qu’à arrêter de cloper, t’auras les ronds pour la bagnole, le carburant, l’assurance, l’entretien. Je financerai le petit sapin désodorisant ».
    Louison est partie se coucher en se contentant d’embrasser tendrement sa maman.
 
    Samedi matin, Gérard sourit en buvant son café. La nuit l’a inspiré. Surtout bien coaché par Sylvie, sa femme, qui a su trouver les mots pour l’aider à changer d’avis. Il a donc décidé que sa fille irait chercher son petit frère, de retour de stage linguistique à Londres, à l’aéroport. Sortir de la ville, prendre l’autoroute, se perdre dans les parkings, affronter la circulation…Un bon échantillon des difficultés routières pour une « A » comme il aime à l’appeler depuis l’ouverture la veille de la deuxième bouteille de champagne : « Ma chérie, tu avales rapidos un bol de Crac Crouc Cric craqués et tu vas chercher ton frère à l’aéroport ! “
 
    Louison est ravie, presque heureuse. Il s’ensuit une émouvante déclaration d’amour filial à base de « meilleur Papa du monde »,  « trop contente », « je ferai tout ce que tu voudras »… La traînarde du samedi matin se transforme en Marie-José Perec…Petit- déjeuner, douche, maquillage, habillage : 13’25’’. Record battu. Nouveau record à battre.
 
    Gérard lance la clé de la voiture à Louison. Qui ne l’attrape pas.
    « Eh bé, c’est de bon augure ! Allez, on y va ! »
    « On ??? On y va… Ah non, pas avec toi. J’y vais seule »
  
     Si Louison est tenace, Gérard l’est encore plus. Père et fille se retrouvent côte à côte. Louison visiblement stressée, Gérard très visiblement faussement détendu.
 
    Louison est consciencieuse ! Elle règle ses rétros comme à l’auto-école sous le rire moqueur de son père : « On n’est pas encore parti ! J’espère que l’avion aura du retard ».
 
    Louison démarre et cale. Redémarre et recale. Re-redémarre et re-recale.
    Gérard ironise. Re-ironise. Re-re-ironise.
 
    La voiture roule enfin !
    « Attention au feu ! ». « Fais gaffe à la Mamie ! » « Regarde bien dans ton rétro »…
    A chaque conseil, Louison soupire…et omet un contrôle, une anticipation qui justifient une nouvelle remarque acerbe paternelle.
 
    Louison est excédée. Elle est à bout. Elle profite du parking de Carrefour Market pour s’arrêter et descendre de la voiture, sous le regard incrédule de son papa : « Je rentre à pied. Ras le bol. A plus »
    Le temps pour Gérard de comprendre, Louison est déjà loin. Dans 25 minutes, son fiston sera à l’aéroport. Plus de temps à perdre. Gérard, en expert de la conduite, se faufile dans la circulation et s’interroge : « Mais qu’est-ce que j’ai encore fait ? » Que c’est difficile d’accompagner un débutant !
 
    Et nous, managers ? Qu’en est-il de nos délégations de missions ? Faisons-nous bien la différence entre formation et mise en autonomie ?
    Lors de nos formations, notre pédagogie est-elle adaptée pour créer le climat serein de l’apprentissage ?
    Et lorsque nous déléguons, nos briefings et nos débriefings sont-ils vraiment adaptés au niveau d’autonomie de nos collaborateurs ? Débutants, confirmés, experts ?
 
    En globalisant le niveau d’autonomie du collaborateur sur l’ensemble de son métier, nous allons nous tromper sur le mode d’accompagnement. En effet, un expert sur la mission principale est trop souvent considéré comme expert sur l’ensemble du métier, avec le risque d’un mode de pilotage en décalage.
    Expert de la conduite sur l’autoroute ? Soit ! Mais qu’en est-il de la conduite un vendredi à 17h00 sur le rond-point des Champs- Elysées ?
    L’expert pour réaliser une maquette de maison ne l’est pas forcément pour la présenter au client. Si nous globalisons le niveau d’autonomie du collaborateur, notre briefing pour la présentation de la maquette au client sera pédagogiquement le même que le briefing pour la réalisation de celle-ci : rapide et concis. La maquette sera parfaite mais la présentation qui en sera faite au client sera désastreuse. Et le client fuira…
 
Et vous, qu’en pensez-vous ?
 

Bonnes réflexions.