Ma chérie, il manquait trois minutes de cuisson pour que ton gratin soit parfait !

           Julien, papa de Léa : « Ma chérie, comment s’est passée ta journée d’école ? »

   Léa, petite fille de deux ans et presque demi : « Très bien Papa, regarde mon dessin, il faullait dessiner une maison »
   Julien, en mode instituteur : « Ma puce, on ne dit pas « il faullait » mais il fallait »
   Léa, en mode petite fille étonnée et déçue : « … »
 
   Et pourtant….Il chante…Il chantait…Il marche….Il marchait….Il faut…Il faullait.
 
 
   Simon, grand garçon de 20 mois : « Papa, oh ! Tu as vu les chevals ? »
    Olivier, jeune papa de 30 ans, agrégé de lettres et pas très ouvert à la moindre prise de distance avec l’orthodoxie grammaticale: « On dit les chevaux ! »
    Simon, silencieux : « Je lui parle « regard sur le monde », « découverte de la nature », « plaisir d’un moment partagé »…et lui mon Papa que j’aime quand même, il me répond « grammaire ! »…On n’a pas les mêmes valeurs ! »
 
    Ah oui ? Des chevaux ? …  Une maison…des maisons…Une boîte…Des boîtes…Un garage…Des garages…Un cheval…des chevals.
 
    Clément, quatre ans : « J’ai un nouveau copain. Il est portugalais ».
    Adrien, papa qui sait pas mal de trucs quand même : « Mon gars ! C’est rigolo portugalais, je le répèterai à ta mère, mais je ne peux pas te laisser dire ça. Les habitants du Portugal, puisque c’est de ce pays dont est originaire ton nouveau copain, s’appellent les Portugais. D’ailleurs sais-tu que l’on peut évoquer l’ensemble des pays dont la langue est le portugais par le vocable Lusophonie. On l’oublie trop souvent, mais le portugais est la septième  langue la plus parlée dans le monde. Détail amusant, Clément……Clémeeeeeeeent, écoute-moi et arrête de jouer avec cette voiture pendant que je te parle…Alors, j’en étais où ? Ah oui, détail aussi amusant qu’instructif, le Portugal n’est pas le pays où l’on parle le plus portugais ! Incroyable, non ? Le pays où l’on parle le plus portugais, c’est le Brésil…  206 millions d’habitants. Capital du Brésil : Lima. Au sujet du Brésil, t’ai-je déjà dit que …. »
    Clément, in petto, un œil sur son papa, l’autre sur sa voiture et les oreilles fermées : « J’aurais mieux fait de me taire ! »
 
    Portugais. Voyons, voyons ? C’est certain ça ? Le Sénégal, un Sénégalais, le Népal, un Népalais, le Portugal, un Portugalais.
 
    Caroline et François sont mariés depuis sept ans et très amoureux l’un de l‘autre. Mais depuis un mois, rien ne va plus. Une sombre histoire d’injoignabilité par téléphone et un retour un peu trop tard de François un soir de semaine, a semé un doute dans l’esprit de Caroline. Depuis, l’ambiance à la maison c’est « soupe à la grimace » et dans le lit conjugal « Bienvenue à l’hôtel des culs tournés » !  Caroline est une femme intelligente. Elle sait que pour sortir des turbulences, il faut ranger son ego et tendre la main. Alors, pour une fois, le 14 février se présente comme une aubaine. La Saint Valentin servira de levier à une réconciliation. Caroline n’est pas très fan de cette fête qu’elle juge commerciale ; pour autant, elle vivrait assez mal que cette soirée ressemble à une soirée ordinaire. Aussi, elle décide de poser une journée de RTT, de faire garder les enfants par sa maman, afin de préparer un repas romantique à son nigaud de mari. Le 14 février, à 19h30 tout est prêt. En plat principal, gigot d’agneau et gratin dauphinois. Le péché mignon de François, qui quelque temps avant leur mariage avait déclaré : « Rien que pour tes talents de cuisinière, je t’épouserais ». Ce compliment dans la bouche de François n’avait pas été reçu comme tel par Caroline. Mais venant de lui, elle l’avait accepté en souriant. Lorsque François arrive, les halogènes sont endormis et les bougies ont pris le relais. Très classique, les bougies, mais on n’a pas fait mieux depuis des siècles pour « romantiser » une ambiance. François, aussi nigaud soit-il, a lui aussi préparé une petite surprise. Un bouquet de bonbons, auquel est accrochée une petite carte, sur laquelle de son écriture de gaucher contrarié et maladroit, il a écrit : 
« J’vous ai apporté des bonbons, parce que les fleurs c’est périssables et les bonbons c’est tellement bon. Et puis aussi, parce que même si tu m’éneeeeerves, je t’aimmmmmmmmmmmeu ! François Brel, ton gentil mari. »
 
    Les signaux amoureux que Caroline et François se sont envoyés les propulsent dans les bras l’un de l’autre. L’apéritif au Pouilly-Fuissé, le gigot-gratin dauphinois accompagné de Châteauneuf du Pape, le généreux plateau de fromages et la mousse de fruits aérienne ont été un fil conducteur savoureux de leur soirée de retrouvailles. Le café est pris, et les deux amoureux sont silencieux, se dévorant du regard…Les estomacs sont calmés mais pas leur manque d’amour. Ils ont encore faim. Très faim. Avant de passer à la deuxième partie de soirée, François improvise en guise d’entr’acte,  un petit discours :
 
-Mon amour, je suis touché, ému et tellement reconnaissant. Je sais à quel point tu es inquiète depuis deux semaines et les trésors d’intelligence dont tu as fait preuve pour m’offrir cette magnifique soirée. Je sais aussi à quel point tu es débordée de travail et ta journée de RTT, tu vas la payer cash dans les jours qui viennent pour rattraper ce que tu n’as pas pu faire aujourd’hui, car tu t’es engagée sur des délais et tu es une femme de parole. Je sais les trésors de persuasion dont tu as fait preuve pour parvenir à faire accepter à ta maman la garde de nos deux gentils monstres. Je sais les secondes, les minutes et les heures d’amour dans chacun de tes plats… »
 
    Caroline est heureuse. Son homme l’aime et elle aime son homme.
 
- Cependant, si je peux me permettre un conseil pour la prochaine fois… Trois minutes de cuisson en plus pour le gratin dauphinois. Certaines pommes de terre au centre étaient encore un peu dures. Rien de grave. 17/20 ! C’était vraiment bon…mais ça pourrait être parfait ! »
 
    Caroline a soupiré au point d’éteindre les bougies. Les halogènes ont repris du service de nuit : « Je te laisse débarrasser. Comme tu l’as dit, demain la journée sera difficile, il faut que je rattrape le boulot pas fait aujourd’hui. »
    Cette nuit encore, au-dessus du lit conjugal, une enseigne clignotait « Bienvenue à l’hôtel des culs tournés »
    Le sommeil de Caroline a été agité. Dans son rêve un huissier apportait un pli à François. Sur le pli la mention « Affaires familiales » apparaissait. François, déguisé en pomme de terre trop cuite, ouvrait le pli et s’évanouissait.
    François n’a pas trouvé le sommeil. Une question lancinante l’a maintenu éveillé toute la nuit : 
« Mais qu’est-ce que j’ai encore fait ? Mais qu’est-ce que j’ai encore dit ? »
 
Caroline a raison. François est un nigaud. Un bon gros nigaud.
 
    Que nous sommes pressés de corriger ! Quatre exemples pris dans le cadre familial. Probablement vous êtes-vous reconnus dans l’un ou l’autre. Ou les quatre. Comme « corrigé » ou « corrigeur ».
 
Nous corrigeons trop et trop vite.
 
    Parfois pour des raisons d’ego mal placé : je veux montrer que je sais, moi ! Et je corrige sur un détail sans importance…en prenant le risque de couper l’élan de celui qui parle et peut-être de l’inhiber et de le réduire au silence…Comme  ce petit gars qui fait preuve d’observation et d’émerveillement en partageant le bonheur de sa découverte et qui comme seule réponse se prend un cours de grammaire…Oui, on est d’accord, on dit bien des chevaux…Et un jour, il faudra que Simon ne fasse plus l’erreur…Mais rien ne presse…Un comptable n’apprend pas en une demi-journée à se servir d’un nouveau logiciel. Avant qu’il le maîtrise et que le nouveau logiciel lui fasse gagner du temps…il lui en fera perdre… Beaucoup la première semaine. Un peu la deuxième. Plus du tout la troisième. Il lui en fera gagner après un mois d’utilisation. Si nos corrections – tu oublies toujours d’enregistrer entre deux factures ! -  ou l’expression de nos déceptions –ça ne va pas assez vite – ne l’ont pas découragé définitivement. Dans ce cas-là, comme le comptable est bien élevé et prudent, jamais il ne remettra en cause le management négatif et pressant de son manager mais le logiciel : «Il est nul ce logiciel. L’ancien était largement mieux ».
 
    Apprendre nécessite de changer des habitudes, de perdre des anciens réflexes pour en installer des nouveaux…Il faut longtemps chasser le naturel pour qu’il se contente de ne revenir qu’au trot. Alors de là à ce qu’il disparaisse totalement !
 
    Et nous, ne sommes-nous pas trop souvent sur-réactifs pour pointer l’erreur ? « Tu t’es trompé. Là ! Ici ! » Et beaucoup moins pour accuser réception de la découverte, du progrès : « Tu as raison ma chérie, je ne les avais pas vus…
Viens on les appelle. On va essayer de les caresser ».
Tu devais dessiner une maison ! Tu me la montres, ma puce ? …. J’aime beaucoup les fleurs dans le jardin. Ton dessin est très coloré. J’aimerais vivre dans une maison comme celle-ci. Peut-être seras-tu une future architecte ? »  
 
    En valorisant la découverte exprimée, l’investissement, l’effort, le progrès, les premières réussites, on met de l’engrais sur la curiosité, sur la dextérité et sur l’envie de partager ! C’est merveilleux ! La grammaire, le dessin, la comptabilité ou la vente deviendront alors des territoires passionnants. Parce que ce seront des lieux de reconnaissance. Des promesses futures de maîtrise d’un environnement aujourd’hui casse-gueule.
 
    Et pour les « chevals », chaque chose en son temps …Ça viendra. En deux ans, Simon a appris 80 % des règles d’accord et de syntaxe. Laissons-lui un peu de temps pour mémoriser les exceptions. Un jour, il dira « les chevals » et se corrigera « euh, non les chevaux ». Puis un jour, il dira « les chevaux ».
 
    Corriger trop  vite, c’est donner une compétence supplémentaire mais détériorer la confiance. Et la confiance prime sur la compétence. La confiance en soi sur l’apprentissage et la confiance en l’autre sur sa bienveillance et sa capacité à me faire grandir en savoir-faire et en estime.
 
    Revenons à notre comptable qui aujourd’hui a traité 50 factures avec le nouveau logiciel alors qu’avec l’ancien, il en traitait 100. Bientôt, l’utilisation du nouveau devra lui permettre d’en traiter 140. Alors que faisons-nous ? Que choisissons-nous ? D’avoir raison dans notre analyse de sa relative incompétence actuelle et prendre le risque  de le décourager : « 50 factures ! On est loin des 150 ! Va falloir s’y mettre sérieusement, hein ! »
    Ou de gagner avec lui en acceptant de taire des manques aujourd’hui bien légitimes : « Je sais que c’est galère de s’habituer à un nouveau logiciel. Je suis content que vous ayez franchi le pas. »
              -Oui, mais je n’ai fait que 50 factures ! 
 -Je peux vous dire ce que j’en pense ? Oui ! Je suis content que ça vous ennuie, ça prouve que vous êtes consciencieux et attaché à atteindre l’objectif. J’adore ça ! Mais pour aujourd’hui…je m’en fous. Votre investissement finira pas être rentable…A chaque jour suffit sa peine ! Vous avez bien bossé aujourd’hui. Bravo et merci !
 
    Qu’il est difficile d’accompagner un vendeur chez un client et de ne pas prendre sa place pour le corriger dès lors qu’il omet de poser une question, de donner une information ! Mais quel est l’enjeu de notre accompagnement ? Un enjeu court terme : signer ? Ou un enjeu moyen terme : le faire progresser et augmenter son envie de s’investir ?
    Et curieusement, on ne fait pas progresser en corrigeant mais avant tout en arrosant d’une eau pure les microprogrès : « J’ai vu la qualité de ta prise de notes. Cinq pages. Si tu savais à quel point c’est valorisant pour le client de se savoir vraiment écouté ! Et un client écouté, c’est un client qui se livre plus, et qui est prêt à nous écouter à son tour. Juste essentiel dans notre métier de la vente. »
   Cette eau pure sera doublement bénéfique : elle permettra de donner encore plus de motivation à la prise de notes et donnera suffisamment de jus au vendeur pour être lui-même lucide sur son manque.
            - Oui, mais j’ai un problème sur l’argumentation de mon offre !
            - Gautier, si tu as un problème, j’ai aussi un problème. Je suis solidaire. Et puisque tu dis avoir un problème pour expliquer ton offre, et non pas que le client n’y comprend rien, notre problème est quasiment résolu. On s’en occupe la semaine prochaine ! 
 
    Et si avant de corriger, nous nous posions systématiquement la question : « Avant de montrer l’erreur, de former, suis-je certain d’avoir mis en lumière les progrès techniques et comportementaux ? »
 
Et vous, qu’en pensez-vous ?
 
Bonnes réflexions.
 
 
 

Ps : Si vous avez eu une envie impérieuse de me faire savoir que Lima n’est pas la capitale du Brésil, puis-je vous suggérer une deuxième lecture de ce billet ? Et inutile de m’envoyer un mail à ce sujet. Tout le monde sait que la capitale du Brésil, c’est Quito !