C'était quand même mieux avant !

          « Il y a vraiment des jours sans ! Pas envie d’aller bosser mais faut bien faire bouillir la marmite. Vingt ans dans cette boîte, pas une absence. Aujourd’hui, chaque pas qui me rapproche de la porte est plus difficile à faire que le précédent. C’était quand même mieux avant. Avant que ce nouveau responsable arrive et qu’il change tout. Pourquoi ? Ça marchait  très bien avant ! J’ai vraiment pas envie d’y aller. » 

 
    Décidément,  Pierre n’a pas le moral en ce jeudi matin froid et brumeux de janvier en se rendant à son travail. Ca fait déjà un moment que ça dure. Lui qui aimait tant son travail et son entreprise, il ne se reconnait plus. Avant, il arrivait toujours  en sifflotant, une tape sur l’épaule des collègues, un café, une bonne blague qui  leur faisait dire : « Quel con ce Pierre ! » et c’était parti pour une journée de boulot qu’il ne voyait pas passer.
    Maintenant, Pierre ne sifflote plus, il se contente de serrer la main de ses collègues, le café et la blague ont disparu. Le lundi, il regarde désespérément le calendrier hebdomadaire pour voir ce qui le sépare du vendredi et le vendredi, il regarde encore désespérément l’horloge pour voir ce qui le sépare du week-end. Dire qu’il faudra recommencer lundi prochain !
 
     Pierre a changé de préoccupations depuis quelques mois : il considère que son salaire n’est vraiment pas assez élevé pour supporter ce travail. Il revendique une augmentation mais, comme durant sa journée de travail il n’est pas vraiment à ce qu’il fait et que ça se sent, toutes ses demandes ont été refusées. Voilà de quoi rajouter de la frustration à son manque de moral. Il pense aussi souvent à la retraite mais à 43 ans, il lui reste encore au moins 20 ans de vie professionnelle. 20 ans ! Une éternité ! Comme le dit Pierre de plus en plus souvent : « Les hommes politiques ne se rendent pas compte. Ils s’obstinent à retarder l’âge de départ à la retraite. Il faudrait qu’ils vivent ne serait-ce qu’un mois dans mon entreprise et ils changeraient tout de suite d’avis ! »
 
     Que s’est-il donc passé pour que Pierre en arrive là ? Il n’a pas changé d’entreprise, ni de travail. Vu de l’extérieur, rien n’a bougé : le même portail à l’entrée de l’usine, le même parking, les mêmes locaux.
    Bien sûr, il y ce changement de Chef mais quand Pierre prend un peu de recul, il le trouve plutôt sympa. Ce gars connait très bien le boulot, il se comporte respectueusement et poliment avec Pierre et tous ses collègues.
 
   Non, le problème, ce sont ses nouvelles méthodes : « Môôôsieur le Chef a décidé qu’il fallait travailler autrement. Bon sang, ça faisait 20 ans qu’on travaillait comme ça et personne ne s’était jamais plaint : ni les clients, ni le directeur de l’entreprise. Alors, qu’est-ce qui lui prend de tout vouloir changer ? 
    Le Chef ne parle plus que de modernisation, de compétitivité, de cadence, de chiffre et de statistiques. Il explique que pour tenir la cadence de production nous devons respecter les procédures, les contrôles qualités.
    Pierre se dit tous les jours qu’avant, il n’avait pas besoin de tout ça pour faire du bon travail. Tout ça ne sert à rien. Pire, c’est une perte de temps !  
 
    Pourtant,  son Chef a été pédagogue : il a expliqué à l’équipe que l’entreprise avait remporté de nouveaux contrats, de très gros contrats. Il fallait donc, pour tenir les engagements, moderniser la production et être plus efficaces.
    Il a aussi longuement expliqué que ces nouveaux clients étaient plus exigeants : ils ne supporteraient pas la moindre dérive sur les spécifications ou les délais de livraison. Il fallait donc impérativement automatiser et contrôler la production, standardiser les méthodes et mettre en place des procédures de qualité.
 
    Mais Pierre ne parvient pas à adhérer à ces changements. Il aimait tellement sa façon historique de travailler. Tout le monde  reconnaissait Pierre comme l’expert : en un coup d’œil, il était capable de voir qu’il manquait 3 microns à une pièce et de recaler sa machine avec doigté. Comme disaient ses collègues avec admiration et crûment : « Quand Pierre cale une pièce, ça passe comme papa dans maman ! ».
 
    Pierre est malheureux. Il voudrait bien sortir de ce cercle vicieux qui jour après jour le mine. Même à la maison, il n’est plus comme avant. Son mal-être au travail commence à transpirer sur sa vie personnelle. Les soirées en famille sont plus tendues.  Il s’agace d’un rien et commence à penser que tout le monde est contre lui. Il file un mauvais coton, Pierre. Il le sait. Il voudrait vraiment que ça change mais il n’y parvient pas, il ne sait pas comment faire, par où commencer, comment s’y prendre. Alors il se met à rêver : changer de travail, d’entreprise, de maison, de région … Mais sa lucidité le ramène vite à la raison. A 43 ans, peu diplômé, difficile de trouver un nouvel emploi et il n’est même pas sûr que ce nouveau travail serait plus intéressant et aussi bien payé. 20 ans d’ancienneté, ça compte dans la balance ! Repartir de zéro, ça demanderait beaucoup de sacrifices et Pierre n’en a plus la force. 
 
   Amis lecteurs, que faisons-nous ?
   Laissons-nous Pierre dans cette situation ou l’aidons-nous à passer ce mauvais cap ?
  
    Que va-t-il se passer si rien ne change ?
 
    Sa démotivation va s’accroître, son attention au travail va continuer à diminuer. Au mieux, un jour, son chef excédé, découragé et fatigué,  le convoquera à un entretien préalable qui inéluctablement aboutira à un licenciement. Au pire, un jour où la lassitude sera plus forte encore que d’habitude, il se blessera. Pour l’entreprise, au mieux le départ et la perte d’un ex-bon collaborateur ; au pire, un insupportable accident du travail.
 
    Mais que pouvons-nous faire pour lui ?
 
    Au fond, c’est son boulot, il est payé pour ça ! On ne va pas materner tous les collaborateurs de l’entreprise ! Quoi? Il faudrait le prendre dans nos bras tous les matins et lui demander s’il a bien dormi ?
    Bien sûr que Pierre n’attend pas ça. Il voudrait  juste que tout redevienne comme avant. Et avant, son chef ne le maternait pas du tout.
 
    Alors, comment lui donner envie d’accepter ces changements ? Mieux encore, le faire adhérer, afin qu’il devienne un des moteurs du changement ? Comment ?
     D’abord en comprenant que tout changement induit un processus de deuil. Lorsque l’on change, on perd quelque chose et il faut faire le deuil de cette chose – de ces choses- perdue(s). Oui, pour passer d’un point A à un point B, il faut quitter à tout jamais le point A.
     Et pourquoi avons-nous tant de mal à quitter le point A (une région natale, un ancien travail...) ? Car ce point de départ, nous le connaissons, nous le maîtrisons, il nous rassure. Quand on vit dans la même ville depuis son enfance, on connait chaque  rue, chaque magasin, parfois même chaque habitant. C’est sécurisant. Aller de la pharmacie à la banque ne nous demande aucun effort, on le fait sans y penser. En revanche, lorsque nous arrivons dans une ville inconnue, tout demande des efforts : il faut se repérer, mémoriser, s’aventurer, essayer, se tromper. Se tromper ! Faire face à l’échec ! Se perdre et recommencer.
    Tout cela demande beaucoup d’efforts, d’attention et d’énergie. Et plus nous avançons dans la vie, plus nous avons du mal à déployer cette énergie. Combien de gens rêvent de revenir dans leur région natale pour profiter de la retraite ?
 
    Interrogeons-nous sur ce qui nous donne l’énergie de changer dans notre vie de tous les jours. Changer de travail, de maison, de ville.
 
    Ce qui nous donne l’envie de changer, c’est la compensation. Nous acceptons de changer parce que nous avons la certitude, ou au moins l’espoir d’une compensation : je quitte mon ancienne maison pour une plus récente,  plus grande, plus proche de mon travail. La perte de la maison dans laquelle j’ai vécu 15 ans et que j’aimais tant est compensée par une nouvelle maison plus adaptée et plus confortable. Je quitte mon ancien travail (quand je n’y suis pas contraint) pour un travail plus intéressant et/ou mieux rémunéré. La compensation est donc un élément primordial pour faire un travail de deuil.
      Quelle compensation pouvons-nous offrir à Pierre pour lui permettre de faire son travail de deuil : quitter cet avant qui était si bien ? Une augmentation de salaire, même substantielle ? Personne ne la refuse, bien sûr. Le premier mois, on regarde son bulletin de salaire pour voir ce nouveau chiffre plus gros en pensant à tout ce qu’on va pouvoir s’acheter. Le deuxième mois, on vérifie que le nouveau chiffre est encore bien là, en regrettant presque qu’il n’ait pas augmenté cette fois-ci. Le troisième mois, c’est devenu la norme. Plus d’effet sur notre moral.
    Alors même si ponctuellement, une augmentation de salaire est bonne pour le moral, ce n’est pas elle qui aidera Pierre à accepter tous ces changements. Le deuil ne s ‘achète pas.
 
     Et si nous faisions un peu rêver Pierre ? Rêver au sens d’espérer et de désirer. Lui redonner un peu de jus, la patate !
    Mais qu’est-ce qui nous donne envie d’espérer, que désirons-nous ? Posons-nous la question.
 
     Comme pour la nouvelle maison évoquée plus haut, nous espérons avoir mieux, plus satisfaisant, plus intéressant. Ensuite, nous avons envie de nous lancer pour savoir si ce « mieux, plus satisfaisant, plus intéressant » sera considéré par ceux qui sont importants pour nous. Pour la nouvelle maison, nous serons toujours heureux de la montrer à nos amis, notre famille et d’entendre leur retour.
    Enfin, nous accepterons le changement si nous savons que nous serons aidés et suivis dans les moments difficiles. Pour ceux qui ont acheté un bien immobilier, être lâchés par leur banquier au cours de de la transaction est un vrai cauchemar… 
 
    Pierre, lui, est poussé par les événements –clients plus exigeants, cadences plus élevées – mais jamais tiré vers l’avant. Il se sent au bord du précipice et personne ne lui parle ni du pont pour le franchir, ni de ce qu’il va trouver sur l’autre rive.
 
« Pierre, j’ai voulu te voir aujourd’hui parce que je sens que tous ces changements te pèsent et je veux en parler avec toi. J’aimerais dans un premier temps que tu me dises comment tu vis tout ça ; ensuite, nous parlerons de ce que ces changements vont t’apporter de positif dans ton travail et plus généralement dans ta vie, même si je sais que pour le moment tu ne le vois pas du tout. Enfin, j’aimerais échanger avec toi sur ce que nous pouvons faire pour t’aider à bien vivre cette nouvelle organisation.
 Pierre, le plus important, c’est que tu gardes à l’esprit que je suis là pour t’aider. Ça te va ? Allez, on y va ! Alors, dis-moi, comment te sens-tu en ce moment ? »
 
     Je suis sûr qu’à l’écoute de ces quelques mots, Pierre se sent déjà un peu mieux.
 
   Et vous, qu’en pensez-vous ?
 

   Bonnes réflexions !