Ouf, on a eu chaud, ça aurait pu coûter très cher !
Julie est la DRH Europe de J’assure tout, une
société d’assurances. Elle travaille au siège à La Défense. Avec 7800
collaborateurs présents dans 12 pays, plus de 950 agences, c’est un acteur
majeur du secteur. Pour l’assister dans sa mission, une cohorte de juristes,
assistants RH, chargés de ceci-cela…et Paul, son assistant personnel depuis 17
ans déjà. Paul, c’est son homme de confiance. Lui seul a accès à son agenda.
L’officiel et le off : les réunions et les rendez-vous chez l’ostéo. Lors des
rares moments où Julie n’en peut plus, lui seul est le témoin de ses
confidences. Lui seul a le droit de la déranger…même lorsqu’elle dit ne pas
être « dérangeable », car lui seul sait discerner lorsque sa demande
doit être entendue et lorsqu’il doit l’enfreindre…
Il y a trois ans, Julie a fait travailler
une équipe d’avocats sur le dossier de Michel Legrois. Depuis quelque temps,
Michel Legrois, le directeur commercial, était soupçonné de vendre des
informations stratégiques à la concurrence : fichiers clients, offres
commerciales futures. Les administrateurs ont pris très au sérieux les alertes
émanant d’un collaborateur ayant surpris à plusieurs reprises Michel Legrois
dans des lieux où il n’avait pas à être et à des horaires inhabituels. Ils ont
décidé de faire appel au service d’un détective privé. Rapidement, les soupçons
sont devenus des certitudes. Le Président de l’entreprise n’a pas hésité une
demi-seconde : « Vous me le virez ! ». Quarante-huit heures plus
tard, un matin à 8h30, un comité d’accueil composé de quatre hôtes, parfait
mélange de malabars de service de sécurité de boîte de nuit et de maîtres de cérémonie
de pompes funèbres, attendait Michel Legrois. Un carton lui a été remis
contenant quelques affaires personnelles : une photo encadrée sur laquelle
sourient Marie, sa femme, ses trois enfants et, de manière moins évidente,
Sultan son dalmatien ; quelques dessins offerts par sa progéniture à
l’occasion de la fête des pères ; un livre sur le thème de la vente et un
autre traitant de « stratégie commerciale dans des environnements
complexes et incertains » ; deux cravates froissées et tachées et un
tube vide de vitamine C. Sur le carton, une enveloppe à l’intérieur de laquelle
Michel Legrois découvrira une mise à pied à titre conservatoire avec inscrite
la formule consacrée « dans l’attente d’un entretien en vue d’une sanction
disciplinaire ». La machine à licencier est en route. Un matin, un
huissier apporte un pli à Michel Legrois. A sa lecture, il confirme ce qu’il
envisageait et ce qu’il redoutait. J’assure tout a opté pour un licenciement
pour faute lourde. Adieu, les indemnités de licenciement, de préavis et de
congés payés. En 10 jours, les 19 ans de
vie commune entre Michel Legrois et J’assure tout sont tués, enterrés, oubliés.
Passé le choc, Michel Legrois a réagi. Les
accusations de J’assure tout ne reposent selon lui que sur des colportages. Il
doute que J’assure tout soit en capacité de prouver la réalité des griefs qui
lui sont faits.
Pour la forme, l’avocat de Michel Legrois tente sans succès un accord amiable pour
éviter une procédure prud’homale. Michel Legrois saisit donc les prud’hommes de
Lille, où il réside.
L’audience de conciliation aux prud’hommes
se termine sur un statu quo. La justice devra examiner le dossier et trancher. Les
deux parties doivent déposer au greffe du tribunal des prud’hommes de Lille
leurs pièces de procédure –attestations, éléments de preuve, témoignages,
photos, conclusions…- au plus tard le 14
janvier avant 14h00. Le greffe a insisté lors du courrier envoyé aux deux
parties pour informer du calendrier judiciaire de la procédure :
« Aucune pièce ne sera acceptée passé ce délai ».
L’avocat de Michel Legrois a transmis les
pièces de son client à J’assure tout début décembre afin qu’il puisse préparer sa
défense et fait déposer le dossier au greffe le 10 janvier.
Julie, au vu de l’importance des demandes
de dédommagement de Michel Legrois – cumul des différentes sommes (préavis,
congés, primes, indemnités de licenciement, dommages et intérêts… : 2 millions
d’euros -, a préféré « garder la main » sur le dossier. Le 13 janvier
au matin, elle relit une dernière fois les conclusions de l’avocat de J’assure
tout et vérifie la présence de chaque pièce de procédure et sa
recevabilité : signatures, cohérence de la numérotation, photocopies des
pièces d’identité jointes. La justice est si tatillonne !
A 14h00, Julie tenant une épaisse
enveloppe, entre dans le bureau de Paul, occupé par un appel téléphonique. La
conversation dure…se prolonge…s’éternise. Julie ne peut pas rester plus
longtemps, un taxi l’attend. A voix très basse, en sur-articulant jusqu’à s’en
déformer son visage et en séparant bien chaque syllabe, elle dit à Paul : « C’est-le-dos-sier-Le-grois-Il-faut-le-fai-re-
par-tir-ce-soir-sans-fau-te-par-Chro-no-post-Ur-gent. Il-doit-être-au-plus-ta-rd-
re-mis- de-main- av-ant qua-tor-ze- heu-res- au-gref-fe-du-tri-bu-nal-de-Lil-le ».
Paul accuse réception du message par un
sourire et un hochement de tête.
14 janvier 08h30. En arrivant au travail, Julie passe dans le
bureau de Paul pour récupérer un dossier.
Vision d’horreur…Elle aperçoit, un peu dissimulée sous un gros dossier,
l’enveloppe Legrois. Réaliste, elle perçoit immédiatement l’enjeu : « Dossier
pas déposé au greffe du tribunal de Lille avant 14h00, nous perdons le procès.
Et les 2 millions d’euros demandés par Legrois lui seront probablement attribués.
Ça va nous faire tousser ! Si le dossier est déposé, peut-être
gagnerons-nous ». Furieuse contre elle-même, elle hurle dans le
bureau vide : « Quelle conne ! On ne laisse pas son assistant
envoyer un dossier aussi important sans passer un coup de téléphone pour
s’assurer que le travail a été fait ! » Julie est certaine d’une
chose : Paul n’est pas fautif, pas coupable. D’abord, elle se souvient de
la manière dont elle lui a demandé de s’occuper de l’envoi. Elle sait aussi la
loyauté de Paul envers elle et J’assure tout. Des exemples par dizaines lui traversent
l’esprit. Paul est le fidèle parmi les fidèles. Elle sait qu’en aucun cas son
oubli n’est la manifestation d’un quelconque
je- m’en-foutisme et encore moins d’une volonté de saboter l’entreprise.
C’est juste un oubli. Une erreur. Paul n’est accusé de rien, sa place n’est pas
dans un box et Julie n’a pas à revêtir la robe du juge. Il est juste
co-responsable de la situation, comme l’est aussi Julie. Probablement moins
qu’elle car un manager délègue une mission, jamais sa responsabilité.
Julie le sait, la lâcheté serait d’accuser
Paul et de lui faire porter la responsabilité entière de l’oubli et de ses
conséquences. Ce serait tellement facile mais absolument injuste. Elle est
lucide : si le dossier n’arrive pas à temps au greffe, il faudra en parler
au Président. Et lui saura juger qu’elle est la seule responsable. On ne lui
fait pas à l’envers ! Bien sûr, si Julie pensait que Paul a voulu nuire à
l’entreprise, elle n’hésiterait pas sur la conduite à tenir. Elle s’occuperait
seule de faire partir au plus vite le dossier sans en parler à Paul. Ensuite,
elle se chargerait de le mettre à la porte.
8h35. Julie est malgré tout rassurée. Elle
sait que le délai pour se rendre à Lille est suffisant. Paul, comme depuis 17
ans, arrive à 8h45. Une horloge
suisse ! Elle décide de l’attendre pour lui demander de recoller les
morceaux avec elle. Julie récupère le dossier Legrois et se rend dans son
bureau.
8h 44 minutes et 53 secondes. Paul est au
bout du couloir. « Il est incroyable ! » se dit-elle. D’un geste
de la main, elle fait signe à Paul d’entrer dans son bureau.
« Bonjour Paul ». En regardant le
dossier, elle lui dit calmement : « Paul, le dossier qui devait
partir hier est toujours là. Je veux que l’on trouve une solution très vite
pour que le dossier soit remis au greffe du tribunal de Lille avant
14h00 ».
Paul rougit. C’est sa réaction lorsqu’il
est très mal à l’aise. Puis après quelques instants de silence, il
bégaie : « Je…je…je l’ai pas fait exprès. C’est…c’est...c’est… pas de
ma faute…Je je je suis débordé de
travail »
« Paul, je sais bien que ce n’est pas
de ta faute. Si je le pensais, je ne te verrais pas pour régler le problème. Je
m’en serais chargée toute seule et ensuite je me serais
occupée de ton cas. Jamais cette idée ne m’est venue à l’esprit. Tu es
quelqu’un d’honnête et tu ne fais que très rarement des erreurs. Je me souviens
bien aussi du contexte dans lequel je t’ai passé le bébé ! Mais Paul, on parlera
de tout ça plus tard. Je veux que nous trouvions une solution : que
faisons-nous pour que le dossier soit à 14h00 au greffe ? 2 millions, ça
vaut le coup de se concentrer un peu ! »
« Je vais prendre ma voiture
et je fonce à Lille. J’en ai pour deux heures. Trois maxi avec la
circulation. »
« Paul, j’apprécie ton idée mais je vais la refuser, pour deux raisons.
Primo, je vois ton état de stress et ça ne fait pas bon ménage avec la
conduite. Deuxio, comme tu l’as dit, tu es débordé de boulot et on ne va pas investir
une de tes journées sur cette solution. Voilà ce que je te propose : tu
contactes des sociétés de transport de colis en moto, tu sélectionnes la première
disponible. Tu remets en main propre le dossier au conducteur et tu lui demandes
de nous informer lorsqu’il aura remis le dossier en nous envoyant un MMS de l’accusé de réception du greffe. Tu
me tiens informée, c’est bon Paul ? »
Pour Paul, c’était bon… Le taxi-moto est
arrivé 25 minutes plus tard. A 11h30, arrivait le MMS tant attendu. Paul a
dérangé avec plaisir Julie pour lui mettre sous le nez. Julie a été heureuse d’être
dérangée alors qu’elle rédigeait une note de synthèse.
« Paul, ne pars pas si vite. Combien
ça a coûté, la bricole ? »
« 499 €. C’était un forfait péage
inclus »
« 499 € l’erreur…Ouf, on a eu chaud,
ça aurait pu coûter 2 plaques ! 499 €, c’est plus de 4 000 fois
moins. On s’en tire bien ! On peut dire qu’on a frisé la correctionnelle,
le boulet est passé à quelques centimètres de nos minois. Hors de question que
ça se reproduise et si nous ne faisons rien,
il y aura une prochaine fois. Et là, mon intuition de DRH me fait dire
que nous n’aurons pas la chance de pouvoir réparer. Paul, je nous donne un
boulot : on réfléchit à un process, pas usine à gaz, pas coûteux en temps
et en euros, qui nous garantit que plus jamais un envoi important ne restera dans nos bureaux. On va trouver, et
les 499 € du taxi moto seront vite
oubliés.»
Quelques semaines plus tard, un ingénieux
système de bannettes, bien placées, était mis en place. Deux bannettes à 4,99 €
les deux !
Et nous ? Sommes-nous certains de bien
faire la différence entre la faute et
l’erreur ? Confrontés à une erreur, sommes-nous focalisés sur l’avenir
pour réparer et éviter la reproduction de celle-ci, ou passons-nous trop de
temps dans le passé à trouver des excuses et des coupables ?
Ne voyons pas dans l’erreur une fatalité mais
un appel à resserrer des mailles un peu trop lâches par lesquelles nos
résultats peuvent s’échapper. Bien gérées, nous ne pouvons que bénir les erreurs
qui permettent de transformer le plomb de celles-ci en or massif du
process !
Et vous,
qu’en pensez-vous ?
Bonnes
réflexions.