Le conte des moyens

 
    Il était une fois, dans un pays pas si lointain, une petite entreprise. Elle se développait dans un environnement prospère –qui a chanté « Youpplaboum » ? où régnait la paix. On y avait oublié depuis longtemps les guerres, les famines, les épidémies. Il subsistait, bien sûr, des poches de pauvreté. Certaines années étaient moins florissantes que d’autres. Alors, on parlait de crise. Mais, globalement, les conditions de vie y étaient plutôt bonnes.
 
    Et pourtant, le matin en arrivant, le directeur de cette petite entreprise regardait le chiffre d’affaires et ne pouvait que constater qu’il n’était pas bon … Et chaque jour un peu moins. 
    Les produits n’étaient pas en cause. Sans être révolutionnaires, ils répondaient aux attentes des clients et était bien positionnés face à la concurrence. Un lundi matin – le week-end porte conseil-, le directeur décida d’observer discrètement  les collaborateurs des bureaux et de l’entrepôt … Peut-être que cela l’aiderait à comprendre les raisons de cette inquiétante situation. Malheureusement, il n’apprit pas grand-chose. Quelque chose, toutefois, le turlupinait. Une impression bizarre, comme un malaise. Repensant à ses déambulations dans l’entreprise, il comprit : « Les gens ne sont pas heureux dans mon entreprise, les visages sont fermés, on sent une tension, cela manque d’enthousiasme. Et si moi je  le ressens, que dire des clients ?  On n’achète pas grand-chose à des fournisseurs tristes et pessimistes…Mais que faire pour améliorer l’envie, le plaisir de travailler de mes collaborateurs, et de surcroît le CA ? »
 
    Et là, une idée géniale germa dans son esprit : « Je vais réaliser une enquête sociale pour permettre à mes employés de s’exprimer. Je vais leur demander ce qu’il faudrait mettre en place pour améliorer les choses. Et en bon patron, je le ferai ! ».
 
    Il prit donc contact avec un consultant –déjà à cette époque lointaine, les consultants existaient et prospéraient … c’est une race très coriace à la redoutable faculté d’adaptation – pour organiser son enquête sociale. Après des journées de travail, de rencontres, d’écriture ... le résultat était là : un document parfaitement ficelé. Du bel ouvrage … de consultant.
 
    Il trépignait, notre directeur, en attendant de lire les résultats de l’enquête sociale : « Je vais enfin pouvoir donner satisfaction à mes collaborateurs et des collaborateurs satisfaits font des clients satisfaits »  Il faisait parfois preuve de sagesse, notre bon directeur. Parfois, mais pas toujours. 
 
    Voici ce qu’il lut : les employés de l’entrepôt se plaignaient de devoir travailler dans un silence monacal. Ils demandaient que l’on sonorise leur lieu de travail. Ainsi, pensaient-ils, il y aura une meilleure ambiance … Ne dit-on pas que la musique adoucit les mœurs ?
    Les employés de bureau réclamaient la climatisation. L’été, la chaleur étouffante écrasait les bonnes volontés et ralentissait le travail. « Avec des bureaux climatisés, nous serons plus fringants », disaient-ils.
    Et tous étaient unanimes pour dire que le restaurant d’entreprise était mauvais. Il n’y avait que deux plats au choix et des menus peu variés. Un bon repas le midi, varié et équilibré, renforcerait la convivialité et donc la bonne entente entre collègues. Le moral des troupes est souvent au fond de la gamelle, paraît-il !
 
    « Soit ! Qu’il en soit ainsi » déclama le directeur, « Faites venir une entreprise de climatisation pour les bureaux, un spécialiste de la sonorisation pour les entrepôts, et lancez un appel d’offre pour trouver un meilleur prestataire de restauration. »
 
    Ainsi fut fait. Quelques semaines plus tard, une douce musique flottait dans les entrepôts, une température parfaitement contrôlée enveloppait les bureaux, et, cerise sur le gâteau, le nouveau prestataire de restauration proposait non pas deux, ni trois, mais quatre plats au choix chaque jour !!
 
Le rêve, non ?
 
    Bien sûr, tout cela coûta fort cher à l’entreprise mais le directeur ne regrettait rien : « Je suis un bon patron, j’ai écouté mes employés et répondu à leurs attentes. Je ne devrais pas tarder à être récompensé de mes investissements».
    Les jours suivants, il scruta attentivement les chiffres. Aucune inflexion. « C’est normal, il faut du temps pour que l’on ressente les effets positifs. Paris ne s’est pas fait en un jour ! »  Les semaines passèrent  …et toujours aucun progrès.
    « Que se passe-t-il ? » se demandait-t-il. « Je vais aller déambuler dans les locaux pour voir si l’ambiance s’est améliorée ».
 
    Et quelle ne fut pas sa mauvaise surprise : dans les bureaux, les employés se disputaient pour décider si on devait régler la température à 19 ou 21°C, d’autres se plaignaient du ronflement incessant de la ventilation, d’autres encore fustigeaient les courants d’air dans le cou qui les rendaient malades et donc absents.
   Pas mieux dans l’entrepôt où on n’arrivait pas à départager les adeptes de Boum-Boum FM et  les partisans de RTL – Radio Top Loose-. Quant à savoir si le volume devait être réglé à 5, 12 ou 18,  cette épineuse question était loin d’être résolue. Et bien sûr, certains préféraient « comme c’était avant ».
    « Sera-t-on sauvé par le restaurant d’entreprise ? » se demanda le directeur. Hélas, il n’entendit que des critiques : « Le personnel n’est pas agréable », « La fraîcheur des produits discutable », « et puis, moi je voulais des yaourts avec des morceaux de fruits, pas des yaourts aromatisés ».   
 
    Finalement, cette débauche de moyens n’avait non seulement permis aucune amélioration, mais avait au contraire aggravé la situation !
    Le directeur, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
 
Morale de cette fable :
 
    D’abord, dans toute entreprise –commerciale, sportive, associative, etc. – la réussite est avant tout la conséquence de la motivation des acteurs, et ce bien avant les conditions matérielles. On peut faire beaucoup avec très peu de moyens, si l’on a des gens motivés et passionnés. La construction de l’Hermione en est un exemple lumineux. Soyons chauvins ! Même la plus belle entreprise, la plus moderne et la plus performante, ne tournera jamais rond  avec des hommes et des femmes démotivés, « désimpliqués » et dépassionnés. Je vois tous les jours  dans les entreprises : des collaborateurs passionnés par leur métier, le projet, les clients et qui réussissent dans des environnements de travail un peu austère. Mais ils ne sont pas motivés, impliqués et passionnés naturellement…Ils sont le reflet de la motivation, de l’implication et de la passion de leur manager.
 
    Ensuite et surtout, il nous faut être attentifs aux demandes de moyens luxueux. Comprenons-nous bien : luxueux ne s’entend pas au sens commercial habituel dans notre société –Gucci, Vuitton, Chaumet, Porsche… – mais au sens plus étymologique – ce qui est superflu et ne relevant pas d’une stricte nécessité pour réaliser sa mission. Comme de la musique dans l’entrepôt…ou une cafetière « What else » plutôt que la machine à café ancestrale mais fidèle.
    Il nous faut y être attentifs, car ces demandes nous disent autre chose. « Je ne me sens pas reconnu dans mon entreprise ; mes efforts, mes progrès et mes résultats ne sont pas regardés et valorisés ; j’ai l’impression de travailler dans le vide. En dernier recours, si l’entreprise accepte de dépenser de l’argent pour moi, c’est que je compte quand même un peu. Je vais demander (rayer les mentions inutiles) – un nouvel ordinateur portable – un nouveau smartphone – une nouvelle imprimante – une nouvelle voiture de fonction – une augmentation – un bureau plus grand – un bureau plus grand avec du parquet – un bureau plus grand avec du parquet et deux fenêtres-… » (Tiens, vous n’avez rien rayé !)
 
    Ces demandes nous disent que nos collaborateurs ont besoin d’être regardés quand ils investissent  leur temps, leur énergie et leurs compétences. Certains un peu…et pas trop souvent…D’autres beaucoup et fréquemment…Mais tous, nous avons besoin d’un regard de Vie de notre manager.
    Nous faisons toujours ce que nous faisons pour exister dans le regard d’un autre. Ou de plusieurs autres. Observons simplement l’explosion des publications sur les réseaux sociaux comme par exemple le « troncholivre »: « J’ai réussi ma tarte au citron », « J’ai monté ma bibliothèque Ikea en moins de trois jours, sans me blesser ni blesser personne » « Regardez la photo de mes enfants, je les ai bien réussis, non ? » « La médaille autour du cou, je ne l’ai pas achetée…je l’ai gagnée en courant le marathon de Paris ». Et si nous les diffusons, c’est que notre besoin d’être « likés», félicités, valorisés, encensés, idolâtrés, vénérés, applaudis…est essentiel…Même si souvent nous n’aimons pas trop l’admettre : « Pour les autres « oui », mais moi je suis au-dessus de ce besoin primaire ! »
 
    Dans l’entreprise, cet autre dont nous espérons ce regard de reconnaissance, c’est notre manager. Et si nos collaborateurs ne le perçoivent pas, la liste au Père Noël ne fera que s’allonger…sans apporter une once de performance durable.
 
    Et vous, qu’en pensez-vous ?
 
    Bonnes réflexions