Il a osé venir travailler en costume !
Aqueï est le leader européen de la vente de meubles en kit : plus de 50 magasins répartis sur quatre continents.
Pour la première fois de son histoire, Aqueï envisage de fermer un magasin. Celui de Rennes. Ouvert il y a un an, c’est un fiasco. Le parking qui devrait être rempli à 50 % en semaine et à 100% le samedi est vide à 90% en semaine et rempli à 50% le samedi ! Et le peu de clients qui viennent achètent trois fois moins que le montant moyen des transactions constatées dans les autres Aqueï du marché français.
Rachid est le directeur régional du Sud-Est et lors d’un déjeuner avec Jean, directeur du magasin de Montpellier, il lui fait une confidence : « La décision est presque prise : la direction générale va fermer le magasin de Rennes. Tu imagines, socialement, économiquement et en terme d’image, ça va être catastrophique pour l’enseigne : 280 licenciements. On va mettre des années à éponger les pertes de sa seule année d’exploitation, sans compter les 12 millions d’euros d’investissements dans la construction du magasin, des parkings, des voies d’accès ».
Jean ne comprend pas !
Dix-huit ans qu’il travaille chez Aqueï. Il a connu sept magasins en tant que vendeur, responsable du secteur salles de bains, responsable de l’accueil et de l’encaissement, contrôleur de gestion et directeur de magasin. Pour lui, Aqueï est une machine de guerre qui a fait ses preuves. Renseignements pris, le marché de Rennes doit permettre à Aqueï de réussir. Dans des agglomérations moins peuplées, avec un taux de chômage et des revenus par habitant nettement inférieurs à ceux que l’on constate à Rennes, des Aqueï réussissent à être rentables. Très rentables.
C’est décidé, Jean va utiliser une de ses journées de RTT pour un aller-retour à Rennes. Il veut comprendre la déroute et pour la comprendre, il doit voir.
Quelques heures incognito dans le magasin et sur le parking ont suffi pour que tout s’illumine dans l’esprit de Jean : le magasin ne fonctionne pas car le concept de l’enseigne - merchandising, accueil client, vente, SAV, restauration - n’est pas respecté. Jean le sait : le poisson pourrit toujours par la tête. Pas d’état d’âme, c’est son devoir d’en parler à la direction générale France et de se proposer pour reprendre la direction du magasin. Le directeur actuel sera muté ou viré. Ce n’est pas le problème de Jean. Fermer le magasin serait une catastrophe sociale et une perte financière que l’entreprise mettrait dix ans à éponger.
Le rendez-vous est pris avec la direction générale. Jean a décidé d’imposer le rythme. En substance, voilà ce qu’il s’apprête à dire :
« Le magasin de Rennes va fermer et c’est une anomalie. Ce magasin peut, doit et va fonctionner. Je veux que vous me nommiez rapidement directeur. Voilà le contrat : la première année, j’arrête l’hémorragie. Je vise un résultat financier à zéro. La deuxième année, nous ferons autant de bénéfices que les pertes d’exploitation de cette année. Donc, dans deux ans, la situation est saine et les pertes épongées. La troisième année, le magasin fera du résultat et nous paierons des impôts. Je veux 35% du résultat du magasin en prime. Pour vous c’est tout bénef… Ça va marcher, vous allez gagner de l’argent et moi aussi. Si vous fermez, vous allez perdre beaucoup : de l’argent, mais aussi un peu de votre âme ! Si j’échoue dans mes objectifs, je démissionne. C’est clean comme deal» (1)
Jean a parlé. Sa conviction a emporté l’adhésion de la direction générale qui a négocié quelques bricoles marginales pour se donner le sentiment d’exister.
Le timing que Jean a proposé a été respecté. Dès la troisième année, la situation financière est saine : dette remboursée, une trésorerie en pleine santé, des impôts sur le résultat à payer… Et Jean enrichi financièrement par une prime substantielle et bien méritée.
L’entreprise a depuis spécialisé Jean dans le sauvetage des magasins en péril : après Rennes, Toulouse, Lille, Strasbourg… Toujours le même scénario : le magasin est dans le coma et en trois ans, Jean lui redonne de belles couleurs !
Jean a 58 ans. Lui et sa famille désirent se stabiliser. Alors, il négocie un dernier poste dans la ville où il aimerait prendre sa retraite : Lyon.
Ce sera son dernier défi : réveiller le magasin et pour une fois, y rester.
Trois ans que Jean est lyonnais d’adoption : le magasin est sauvé. Il reste un an à travailler avant que Jean puisse prétendre à sa retraite.
Un matin, Jean arrive dans le magasin, paré d’un costume trois pièces de marque Gogo Bobo, d’une chemise blanche finition poignets mousquetaires Half Floren assortis de boutons de manchettes représentant des boussoles miniatures et d’une cravate Gnochi en soie rose ancien. Jean est chaussé de Chapel’s… Montant estimé de la tenue complète : 2700 €.
Qu’il est élégant Jean ! Rasé de près, passage chez le coiffeur récent, indéniablement il fait penser à Georges Clooney… Et ce ne sont pas les regards gourmands qui suivent Jean autant qu’ils le peuvent qui diraient le contraire…
Seulement, il y a un hic ! C’est peut-être un détail pour vous, mais pour Aqueï, ça veut dire beaucoup (2).
La politique de l’entreprise est très claire et communiquée sur de nombreux supports :
• Règlement intérieur
• Contrat de travail
• Affichages: « Toute personne doit, dès lors qu’elle est en contact avec les clients - même quelques instants - porter la tenue de l’enseigne : pantalon noir, chaussures de sécurité et chemise bleue, manches retournée deux fois, col ouvert (un bouton), badge avec votre prénom sur la poche gauche. En portant la tenue, nous sommes immédiatement repérables par nos clients, qui pourront dès lors nous solliciter et nous offrir l’occasion de les renseigner ou de les accompagner vers une personne compétente… N’oubliez pas : un client perdu dans le magasin, c’est un client définitivement perdu pour l’enseigne, une personne qui nous sollicite est une personne qui achètera et qui reviendra ! Merci ! »
Et à de nombreuses reprises et dans de nombreuses circonstances :
• Individuellement : lors des entretiens d’embauche et d’intégration, régulièrement lors de la période d’essai, chaque année lors de l’entretien d’évaluation…
• Collectivement : lors de la convention annuelle de présentation des résultats et l’annonce des objectifs à venir.
Ce matin, Jean n’applique pas la première consigne si chère à l’enseigne.
Et Radio Moquette va émettre très vite et très loin.
À onze heures, Marie-Anne, directrice régionale Sud-Est, basée à Valence, apprend que Jean confond depuis ce matin la surface de vente avec un podium pour mannequin quinquagénaire. Un coup d’œil rapide sur son planning de la journée : ce matin, un entretien et une réunion. Immédiatement, elle envoie un mail aux personnes concernées pour annuler et s’excuser. Elle évoque un motif impérieux.
À 11h15, elle arrive au magasin de Lyon.
11h17 : Marie-Anne frappe à la porte du bureau de Jean et entre à la suite du « Oui ? » prononcé par son directeur.
« Bonjour Jean, j’ai appris que tu ne portais pas la tenue d’Aqueï… J’ai voulu vérifier. Je t’attends dans deux minutes en salle de réunion. »
Veni, vidi mais pas encore vici. Sans vouloir spoiler, ça ne devrait pas tarder.
11H21 : Jean arrive en salle de réunion.
- « Tu es très élégant Jean, mais ce n’est pas la tenue que tu sais devoir porter »
- « Rassure-moi, t’es quand même pas venue de Valence pour me parler chiffon ? T’as pas des trucs plus importants à faire ? Moi qui pensais qu’une directrice régionale était toujours débordée et qu’elle devait faire un choix drastique dans ses priorités ! »
- « Jean, que comptes-tu faire ? Garder ton costume ou revêtir la tenue de l’enseigne ? Jean, si tu choisis de remettre ta tenue, tout ira bien… Dans le cas contraire, on sera face à un énorme souci et je le réglerai… Prends ton temps, je reviens dans 5 minutes… Ça te laisse le temps de te changer ou de refaire ton nœud de cravate hollandien ».
11h23 : Marie-Anne quitte la salle.
11H28 : Marie-Anne revient et constate que Jean a revêtu la tenue de l’enseigne. Il fait la gueule…mais il est dans les clous : « Parfait Jean…Tu avais un joker, tu l’as utilisé. Incident clos. Bonne fin de journée ! »
11h32 : Marie-Anne est au volant de sa voiture, retour à Valence.
On fait les comptes : Deux heures trente de trajet, 27 euros d’essence, 21 euros de péages, 225 kilomètres de plus au compteur de la voiture, un entretien individuel et une réunion décalés.
Dix-sept minutes entre l’arrivée et le départ de Marie-Anne, dont onze entre le « bonjour » et le « au revoir » dits à Jean.
Tout ça pour ça ! Est-ce bien raisonnable ?
Chaque manager est notamment responsable envers l’entreprise qui l’emploie d’être le gardien du Sacré. Ce qui est Sacré dans l’entreprise c’est ce qui prime, ce qui surpasse le résultat à tout prix et de n’importe quelle manière. C’est l’ADN, la culture, les valeurs de l’entreprise qui s’incarnent dans des fondamentaux non négociables. Certains fondamentaux concernent un métier de l’entreprise et un seul, d’autres sont transverses à toute l’entreprise.
C’est le cas du port de la tenue de l’enseigne chez Aqueï.
Oui, c’est vrai, les savoir-faire de Jean ne sont pas conditionnés pas le port de la tenue. Ses compétences ne sont pas planquées dans les fibres du pantalon et de la chemise Aqueï.
Pour autant, accepter que Jean se dispense du port de la tenue en pensant bénéficier d’un collier d’immunité gagné par ses victoires du passé, c’est se tirer une balle dans le pied.
Pour quelle raison Jean a-t-il décidé de ne pas porter la tenue ? Orgueil mal placé ? Volonté de provoquer sa direction ? Envoi d’un signal très fort de démotivation ? Dans un second temps, il sera nécessaire de comprendre pour traiter en profondeur la cause de ce putsch, de cette baronnie en marche.
Mais dans un premier temps, on s’en fout !
L’urgence, la seule urgence, c’est de ne pas laisser perdurer cette situation.
Imaginons que Marie-Anne, par naïveté ou lâcheté (3) décide de ne pas réagir. Quels sont les messages implicites mais reçus qu’elle envoie et à qui ?
D’abord les messages implicites :
- À partir du moment où vous avez des résultats – ou que vous pensez en avoir -, vous pouvez vous dispenser d’appliquer les fondamentaux de l’entreprise.
Lorsque l’entreprise évoque les fondamentaux, elle dit clairement leur caractère non négociable. Mais la cohérence managériale prime sur le discours. Laisser perdurer ce hors-jeu, c’est dire en creux que tout ce que l’on a annoncé comme non négociable est dans les faits parfaitement négociable. Pire, c’est optionnel : « Les fondamentaux si je veux ! »
Le hic, c’est que sans l’application systématique dans la lettre et dans l’esprit des fondamentaux, une entreprise est l’ombre d’elle-même dans un premier temps, un cadavre dans un second temps. (4)
- L’entreprise manque de cohérence ou de courage. Plus sûrement de cohérence et de courage.
- Les collaborateurs ont raison de ne pas faire confiance, de ne pas respecter une entreprise qui manque de courage et de cohérence. Et ne pas la respecter, c’est jouer en dehors du cadre d’exigence – les fondamentaux – et la mettre en danger.
Qui va réceptionner ces messages ? Tout le monde. Et nombreux sont ceux qui risquent de les intégrer concrètement en imitant le baron qui a initié le hors-jeu. De plus, ils convertiront les nouveaux arrivants à la médiocrité : « Les chaussures de sécurité ? Te bile pas, Billy. Si tu les mets, c’est bien, si tu ne les mets pas, pas grave ! » « Se déplacer chez les clients pour leur présenter les offres ? T’emmerde pas la vie, tu les envoies par mail ! Je sais, l’entreprise dit qu’il ne faut pas, mais surtout elle ne dit rien quand on les envoie. En fait, elle ne croit pas vraiment à ce qu’elle demande. Et je vais te dire, elle est même contente qu’on envoie les offres par mail… Ça lui fait faire des économies de billets de trains et d’avions ! » « Faire vérifier ton calibrage de machine avant de lancer la production par un autre opérateur ? Ouais, c’est vrai, c’est écrit comme indispensable dans les procédures. Mais ça prend du temps, personne ne le fait depuis 150 ans au moins et les chefs ne disent rien. Au pire, si la production est mauvaise, on refera… L’entreprise a du pognon, t’inquiète pas pour elle ! Et de toi à moi, si c’était vraiment important et efficace, ils auraient réagi depuis belle lurette, tu crois pas mon gars ? »
Avec Jean, l’histoire se termine bien. L’incident est tué dans l’œuf et Jean est un garçon intelligent qui face à son manager déterminé a su réagir en adulte responsable.
Mais si Jean avait refusé définitivement de ranger son costume et de revêtir la tenue d’Aqueï, l’entreprise aurait dû prendre une décision courageuse : se séparer de Jean.
Ne pas le faire serait revenu à se simplifier le court terme mais hypothéquer le long terme !
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonnes réflexions !
(1) « C’est clean comme deal » : c’est de l’anglais. Ça veut dire : « C’est correct comme accord »
(2) Il y a une chanson à faire, non ?
(3) Lâcheté : c’est juste une supposition car au risque de me faire traiter d’épouvantable et infâme sexiste, j’ai constaté que les femmes en situation de management ont souvent beaucoup plus de lucidité, de clairvoyance et de courage que les hommes. Normal, on ne leur pardonne rien, ce qui les oblige pour garder leur poste à être nettement meilleures que les hommes. Ce sera l’objet d’un prochain billet !
(4)
À ce sujet, se reporter au chapitre
X de Plouf-plouf ce-se-ra-toi-le-ma-na-ger de Rémi Araud et aux chapitres X et
X de « Non, non, ne t’inquiète pas, ça devrait bien se passer » du
même auteur.