Vous prendrez bien deux gouttes de poison dans votre bouteille d’eau ?
« Gustave, mon gars, tu veux bien venir me voir au salon deux minutes ? »
Gustave est presque obéissant et il arrive presque rapidement, presque sans râler, presque sans soupirer et presque en se tenant droit.
« Attrape ! »
Je lance à Gustave une bouteille d’eau de 50 cl
« À ton avis, il y a quoi dedans ? ».
Je lis dans le regard de mon fiston de l’exaspération et surtout l’envie de passer à autre chose.
Il fait le choix de répondre :
« La bouteille n’a jamais été ouverte, donc je pronostique qu’il s’agit d’un liquide nommé communément « eau » et plus scientifiquement « H2O ». J’ai bon ? »
J’aime assez son ironie.
« Yes Sir, tu as bon. »
« C’est tout ? » »
« Presque. J’ai besoin de quelques minutes et je te rappelle »
Gustave s’en va en soupirant.
Soupir que je décide de traduire par : « Mon Papa que j’aime, je suis à ta disposition si tu as besoin de moi ».
Il est gentil quand même, hein ?
J’ouvre la bouteille et minutieusement, à l’aide d’une pipette, j’extrais de la bouteille deux gouttes d’eau. Je les remplace par deux autres gouttes d’encre rouge hyper concentrée.
En faisant la manipulation j’essaie de concurrencer la concentration des gouttes d’encre rouge
« Unnnnnnne…. ……………deuuuuuux………………………Voilààààààà ! Me suis même pas tâché. »
Je referme la bouteille et la remue.
L’encre se disperse dans la bouteille.
« Gustave…Tu peux venir mon chéri ? »
Gustave arrive, presque pas énervé :
« Quoi encore ? »
« Attrape ! »
Il attrape car il est habile… Fils de son père, quoi !
« Selon toi, y’a quoi là-dedans, Gustave? »
« J’en sais rien ! Qu’est-ce que t’as rajouté ? Y’a des traînées rouges »
« Tu es observateur, c’est bien ! Tu peux boire le contenu de la bouteille ? »
« Tu veux m’empoisonner ? Je ne sais pas ce que tu as mis là-dedans mais c’est dégueulasse. Je ne bois pas ça ! C’est bon, je peux y aller ?»
« Tu peux. Je te fous la paix jusqu’à … dans pas longtemps ».
Pour de vrai, je lui ai foutu la paix longtemps.
Supposons qu’un demi-litre d’eau soit composé de 1000 gouttes.
Il y a très très très longtemps -3,8 milliards d’années -, c’est dans l’eau que la vie est apparue.
L’eau est bienfaisante : elle maintient nos cellules en vie, elle nous permet d’étancher notre soif, de nous laver, parfois même de nous purifier…
Bref, l’eau bien utilisée, c’est bon.
C’est bon si l’eau est pure.
En revanche, si dans cette eau on verse ne serait-ce que 0.2% de poison, ce n’est plus de l’eau mais ça devient une solution empoisonnée.
Ingérer ce liquide empoisonné, c’est prendre le risque de la maladie, de la mort.
En management, la valorisation est source de vie.
Non pas la valorisation d’un collaborateur, mais bien de ce qu’il fait.
De ce qu’il fait de bien : un effort soutenu, un progrès significatif, une première mission jouée en autonomie totale indépendamment du résultat, une première réussite, une réussite dans un environnement inhabituel et complexe, une initiative pertinente, un comportement de solidarité, une curiosité saine…
Constater un de ces exemples et ne pas aller rencontrer son collaborateur pour échanger un instant avec lui, à minima pour lui dire que l’on a vu et apprécié, c’est non seulement injuste mais dangereux.
En travaillant et en plus en travaillant bien, le collaborateur en action naturellement se déshydrate.
Lentement ou rapidement, en fonction de sa constitution et de son engagement.
La valorisation est un acte juste et indispensable de réhydratation.
Bien sûr, c’est une image ! Par la valorisation, on ne réhydrate pas le corps mais le cerveau, siège des émotions et de la motivation.
Si le collaborateur réussit, performe, progresse, s’engage sans retour de son manager, le risque est grand qu’il se décourage, ralentisse, revendique, se blesse, démissionne…
Quand bien même ce collaborateur expliquerait à qui veut l’entendre : « Je travaille pour moi, pas pour mon manager (1) »
Cependant, il ne suffit pas d’aller hydrater – en d’autres termes : refaire le plein d’énergie, de motivation – le cerveau de mon collaborateur par un acte de valorisation.
Il convient de s’assurer que l’eau que je lui donne à boire est totalement pure et s’assurer de ne pas rajouter par maladresse à la pureté de l’eau deux gouttes de poison dangereux.
Clairement, si je prends la décision de rencontrer mon collaborateur, c’est seulement pour évoquer un passé récent dont il peut être fier et qui me satisfait dans le but de « refaire » le plein de motivation, d’énergie.
Lorsque notre enfant (2) de deux ans nous offre son premier dessin, objectivement, sérieusement et sans rire, si on neutralise notre regard d’amour qui rend aveugle sur les manques, son dessin est inqualifiable de nullité : quelques traits désordonnés tracés brutalement et qui ont percé la feuille, chef pas du tout d’œuvre agrémenté de quelques tâches de bave…
Encore un peu de travail avant l’entrée aux Beaux-Arts !
Et pourtant, aussi maladroit que nous soyons parfois, naturellement nous n’avons pas ajouté à notre valorisation, voire survalorisation, deux gouttes de poison qui polluent la motivation de l’enfant à réinvestir l’activité « dessin » et abîment invisiblement mais certainement la relation entre l’enfant et le parent.
La première goutte de poison c’est de corriger ce qui n’a pas été réussi ou de dire que ça aurait pu être encore mieux.
Le fameux « C’est bien » MAIS suivi du manque, de l’erreur, de l’oubli : « C’est bien mon chéri mais tu as oublié de dessiner la quatrième patte du chien ! »(2)
Le cerveau comprend : « Je n’ai pas encore fait comme il fallait. Je ne suis pas à la hauteur des attentes de mes géniteurs. Je suis décevant. » Il s’imprime alors durablement l’empreinte du reproche déguisé en conseil – « Tu aurais dû », « La prochaine fois tu devrais » et la perte de confiance en soi - le récepteur : l’enfant - et dans l’autre - l’émetteur : le parent - qui en résulte.
Florent, tourneur-fraiseur, doit produire en moyenne deux cents pièces par jour et limiter le taux de rebut à 1%.
À la fin du mois, son rendement est de 204 pièces par jour et le taux de rebut de 0,7%.
Le seul acte intelligent et juste - ça ne s’oppose pas, ça se complète-, c’est de lui faire part de notre satisfaction et de lui offrir s’il le désire un temps d’écoute active.
Lui dire : « C’est bien mais en t’organisant un peu mieux, tu aurais sans doute produit 210 pièces par jour et limiter la casse à moins de 0,3% », c’est sûrement vrai mais c’est absolument crétin et injuste.
Crétin parce qu’improductif pour l’avenir.
C’est un coup de frein à son envie de continuer à progresser.
Et moi, en tant que manager, que mon collaborateur progresse – plus de résultat avec moins de fatigue, plus d’efficience - c’est essentiel.
Pour bien le comprendre, imaginons que cette scène (ce) se soit vraiment passée. Le collaborateur sort du bureau de son chef et croise un de ses collègues qui lui demande : « Il te voulait quoi le boss ? »
La réponse est évidente : « Me dire qu’il n’est pas content de mon taf. Il n’est jamais content en fait ! Commence à me gonfler, sérieusement, il me pompe l’air, il m’asphyxie, il m’EMPOISONNE. »
Et pourtant, le chef a sûrement raison : ses propos sont pertinents. En effet, il a observé qu’en faisant ceci et cela, son collaborateur allait pouvoir gagner quelques précieuses secondes qui en fin de journée auront été transformées en quelques pièces supplémentaires, moins de produits défectueux et moins de fatigue pour Florent.
Seulement, si le message est potentiellement pertinent et intelligent, il devient totalement crétin dans un entretien de valorisation.
Ce n’est donc pas le message qui est ici à remettre en cause mais le moment où celui-ci est donné.
L’intelligence et la pertinence d’un message se mesurent donc toujours en fonction d’un contexte et d’un objectif : qu’est-ce que je veux avoir créé à la fin de mon acte de management ?
Dans le cas de la valorisation, la réponse est : de la motivation.
Rien d’autre ! Nada mais. (c’est du portugais, ça veut dire : rien d’autre)
En aucun cas il ne s’agit de le rendre lucide sur un manque. Pour être lucide quant à un manque, il faut que le collaborateur dépense de l’énergie – c’est la remise en question : « C’est vrai, ce que j’ai fait n’est pas exactement ce qu’il faudrait que je fasse la prochaine fois », alors que la valorisation vise à en donner.
Faire les deux en même temps revient à remplir le réservoir d’une voiture en même temps qu’elle roule : ce serait hyper dangereux, probablement inefficace et malheureusement cause d’accident.
Il y a donc des moments pour corriger, pour faire prendre conscience, pour former, pour faire progresser, pour exiger, et d’autres pour faire le plein de motivation.
Le mélange des deux n’est jamais efficace. C’est un mauvais cocktail explosif : bouuuuuuuuuuum !
La deuxième goutte de poison, c’est d’évoquer l’avenir : « La prochaine fois, essaie de …. » « Tu viens de marquer un but, génial, je compte sur toi pour en marquer un autre lors du prochain match ».
Il est normal que le manager ait envie de voir se poursuivre les efforts, les progrès et réitérer les succès. Mais en parler durant un entretien de valorisation, c’est corrompre celui-ci et polluer l’eau, l’empoisonner.
Le collaborateur pensera possiblement : « La valorisation de mon manager n’est pas sincère, c’est juste un moyen manipulatoire de me demander encore plus. »
Et ça c’est décevant et la déception, ce n’est pas de la motivation.
Durant un entretien de valorisation, on ne fait que verbaliser son contentement et écouter son collaborateur. Rien d’autre. Nothing else. (c’est de l’anglais : ça veut dire « rien d’autre »)
Retenons que le progrès, la performance et encore plus la surperformance d’un collaborateur sont souvent (3) un cadeau fait indirectement au manager. Le manager peut ne pas ouvrir le cadeau ou l’ouvrir mais ne rien dire à son collaborateur. C’est un peu dommage et malheureusement ça arrive souvent.
Le collaborateur sera sûrement déçu et il ne pourra que chercher – et probablement ne pas trouver - sa motivation :
• dans la rémunération qui généralement est regardée comme une dette de l’entreprise envers le salarié qui trouve celle-ci bien insatisfaisante, donc davantage vecteur de démotivation que de motivation
• dans le plaisir à faire son métier mais quel plaisir durable lorsque mon manager ne s’intéresse pas un minimum à ce que je fais ?
• dans la relation avec ses collègues mais est-ce que le plaisir que j’ai à être avec mes collègues permet de réellement et totalement compenser la frustration/souffrance créée par l’absence de valorisation de mon manager ?
• dans le désir de bien servir ses clients internes, externes, visibles ou invisibles - eh oui, nombreux sont les salariés qui fabriquent un produit et qui jamais ne voient le client qui bénéficie ou utilise celui-ci et ça, c’est vraiment ballot - sauf que mon client essentiel, c’est mon entreprise qui pour moi, est représentée par mon manager.
Cela ne suffira probablement pas car, sur le temps long, la motivation, la reconnaissance, la valorisation dont il a le plus besoin, c’est celle qui viendra de celui qui quotidiennement représente l’entreprise : son manager.
« Ah bon ? Et comment pouvez-vous en être sûr ? » Vous entends-je réagir, avec un petit sourire en coin.
Si ! Je l’ai vu !
C’est assez facile !
Il suffit de lire les audits de motivations ou les enquêtes sociales des entreprises et administrations. Le premier sujet d’insatisfaction, voire de souffrance des collaborateurs, c’est le manque de reconnaissance – réel ou fantasmé - de leur chef. Par conséquent, la reconnaissance du chef devient la première condition de la motivation et du plaisir du collaborateur dans son travail.
Après avoir ouvert le cadeau (l’investissement, le progrès, la réussite), le manager peut aussi aller féliciter le collaborateur.
C’est une très bonne idée.
À condition qu’il soit particulièrement attentif à ce que ses paroles ne dévalorisent pas plus qu’elles ne valorisent.
Ne pas parler du manque, ne pas parler de l’avenir, ce n’est pas facile.
C’est même très difficile. C’est même un métier !
Une dernière chose : vous avez lu ce billet ? C’est bien, mais vous auriez dû prendre des notes, souligner des phrases car sans cela, vous ne retiendrez rien ! La prochaine fois, pensez-y ! (6)
Et vous, qu’en pensez-vous ? Bonne réflexion !
(1) Ce sera l’objet d’un prochain billet, pas encore écrit.
(2) Le nôtre au sens « le vôtre, le mien », pas celui que nous n’avons pas eu ensemble… Faut tout vous expliquer !
(3) Hypothèse retenue : le chien concerné possède quatre pattes.
(4) Il y a quelques exceptions, pas très nombreuses (cf un chapitre pas encore écrit mais ça viendra sûrement un jour. On vous dira)
(5) Régulièrement, nous entendons dans nos stages des objections à l’absence du « mais » et du « demain », voire même au principe de la valorisation :
· Si je lui dis que c’est bien et que je ne me remets pas au travail, il va s’arrêter de bosser !
· Si je lui dis que c’est bien, il va me demander une compensation financière !
· Si je ne lui dis pas ce qu’il manque, il va penser que c’est parfait et ne va plus progresser !
· Si je ne lui dis pas ce qu’il manque, il ne va pas s’en rendre compte tout seul !
Ces remarques feront l’objet d’un autre chapitre qui lui non plus n’est pas encore écrit. Vous l’aviez deviné ?
(6)
Vous avez raison, c’est totalement crétin cette
remarque.