« Management et collaborateurs en situation de handicap »

  Dans le cadre de mon métier, j’interviens auprès d’une association dont la mission est de favoriser l’insertion sociale des personnes en situation de handicap physique, sensoriel, cognitif ou/et psychique.

 

  120 entreprises dépendantes de l’association font travailler environ 12 000 personnes. Assez schématiquement, les employés ou ouvriers sont tous en situation de handicap, les encadrants, pour des raisons de sécurité, ne le sont pas. En cas d’incendie, perte de connaissance d’un employé, bagarres, etc… il est nécessaire qu’ils puissent agir vite pour gérer la situation.

 

   Je vais, dans quelques mois, intervenir auprès des encadrants pour une formation « management ».Comme toujours avant les formations, je passe un  peu de temps dans l’entreprise pour compléter au-delà du briefing fait par la direction générale, ma connaissance de celle-ci.

   Chaque entreprise du réseau a son métier : fabrication de toilettes sèches à partir de vieilles machines à laver, blanchisserie, préparation de plateaux repas, mise sous plis, recyclage de cartouches…

   L’activité du site que je vais visiter ce matin-là dans le Jura consiste en de minutieuses opérations d’assemblages : visser des branches de lunettes sur la monture, souder des cosses sur des batteries…

   Je vous propose de me suivre durant cette journée. Ce compte rendu est, me semble-t-il, un enseignement en soi.

 

À mon arrivée, le directeur du site, Grégory, me propose un topo rapide : « Ici travaillent 85 personnes en situation de handicap. En fonction de leur degré de handicap, l’Etat diminue certaines cotisations. Pour faire simple, l’Etat considère que si nous embauchons une personne qui en raison de son handicap met deux fois plus de temps à faire un travail qu’une autre personne non concernée par ce handicap, la cotisation sera divisée par deux. C’est une explication un peu rapide et grossière mais vous n’avez pas besoin d’en savoir plus. Dans cette structure, les handicaps sont assez lourds : surdité totale, mobilité fortement réduite, trouble autistique, déficience intellectuelle forte... Certains ne parlent pas du tout, là où d’autres murmurent sans interruption, à côté d’une autre personne qui hurle…

   Beaucoup de nos collaborateurs ne savent pas lire. Tous les process sont donc dessinés et écrits, visibles en permanence par nos employés : dessins énormes sur des affiches, feuilles plastifiées individuelles. On se débrouille pour que chacun puisse avoir accès aux différentes étapes de ce qu’ils auront à faire en permanence. Nos clients attendent de nous de la qualité, le respect des délais. Que nos salariés soient en situation de handicap n’est pas leur souci. Ils nous choisissent, non pas pour faire une bonne action, mais parce que nous sommes meilleurs que nos concurrents. Et c’est très bien comme ça.

   Pour les chefs d’équipe que vous allez rencontrer lors de la formation, leur mission est difficile. Il faut que la production soit faite alors que les aléas sont plus nombreux que dans une entreprise dite normale : nos collaborateurs sont essentiellement à temps partiel et la durée de travail évolue fréquemment en fonction des décisions de la médecine du travail et de l’évolution du handicap. Pas facile pour planifier l’activité !

   On constate aussi souvent une baisse de la productivité individuelle très importante au fur et à mesure des années qui passent. Il est nécessaire de dire et redire inlassablement les mêmes consignes en raison des troubles de la mémoire de plus de la moitié de nos collaborateurs. Ici, nous embauchons essentiellement des personnes qui ont été refusées dans les autres entreprises car leurs handicaps n’étaient pas gérables dans ces structures. Au-delà des conséquences des handicaps sur la capacité à travailler rapidement, les chefs d’équipe doivent encadrer des personnes qui souvent ont un niveau d’estime personnelle assez faible.

   Ça se comprend assez facilement d’ailleurs. Beaucoup sont nés avec leur handicap. Ici, assez peu sont concernés par ce que l’on appelle un handicap « acquis », généralement à la suite d’une maladie ou d’un accident. Nos collaborateurs ont souvent vécu durant la quasi-totalité de leur vie ça, ça ou ça. »

   - Ça, ça ou ça ? 

   - Je vous donne quelques exemples : en raison de leur handicap, on remarque souvent un déficit d’exigence de la part de leur environnement proche, ou bien un degré de tolérance quand ils ne font pas quelque chose à leur portée. Je ne juge pas, c’est toujours par gentillesse, mais une gentillesse qui endort un peu plus celui qui la reçoit.   Comment pourrait-on en vouloir aux parents d’être naturellement très protecteurs avec leurs enfants… Même si très, c’est parfois trop…

   Ou encore des évitements, lorsque des personnes les croisent. Jérôme, l’un de nos soudeurs, me racontait la semaine dernière qu’une personne au cinéma s’était déplacée lorsqu’il  était venu s’asseoir auprès d’elle.

   Mis bout à bout et durant des décennies, ces comportements gentils ou dégueulasses – à moins que la peur….-, mais pas tout  à fait adaptés à la situation, ont fini par inscrire insidieusement, viscéralement chez chacun d’eux une terrible croyance, que je résume à grands traits comme : « Je ne vaux pas grand-chose ».

   Quand l’estime personnelle est quasi-nulle, en absence de toute présence bienveillante, l’inaction est souvent la norme. 

 

   J’allais en être témoin peu de temps après.

   Jean-François entre dans le bureau de Grégory : «  Salut Jean-François, je te présente Rémi, c’est lui qui va animer les formations management. Comme je te l’ai proposé la semaine dernière, tu vas le driver ce matin ».

   Jean-François est chef d’équipe depuis 26 ans.

   Après un troisième café – le premier sur l’autoroute, le second avec Grégory et le troisième avec Jean-François -, nous entrons dans l’atelier.

   L’atelier est organisé en douze îlots. De grandes tables rondes. Sept personnes peuvent prendre place autour de chaque table. Six travailleurs en situation de handicap et un chef d’équipe.

   Les tables sont immenses car il faut de la place potentiellement pour six fauteuils roulants, et à gauche et à droite de chaque fauteuil ou chaise, deux dessertes. La première pour poser les outils, la deuxième comme aire de stockage des éléments assemblés.

 

« Je n’ai pas de bol mais toi, oui ! » me dit Jean-François. « Il y a un absent, tu vas prendre sa place.  Les employés arrivent dans 30 minutes, je te laisse découvrir la station de travail, le temps que j’aille répondre à un mail urgent.

   J’ai peur de comprendre. Je suis là pour observer et je crois qu’il veut me faire travailler…

   Jean-François m’a informé que sur son îlot, depuis un mois on monte des bracelets en cuir ou en métal sur des montres. Le travail est confié par un fabriquant suisse. Je regarde le mode d’emploi dessiné : tout est hyper-précisé mais ce qui peut sembler évident ne l’est pas toujours et pour tous.

   Un seul outil est nécessaire : un chasse-goupille.

 

   C’est ma première découverte de la journée. J’ignorais l’existence de cet outil, et si j’avais entendu parfois le mot goupille, je ne savais pas à quoi ça ressemblait.

   Maintenant, je sais.

   Un chiffon doux est également disposé sur la table. Le mode opératoire est dessiné et les légendes ont été mises pour les employés qui savent lire.

   Première étape : placer devant soi un cadran et les deux parties du bracelet.

   Deuxième étape : s’assurer que la partie du bracelet avec le fermoir est du côté du chiffre douze et l’autre du chiffre 6.

   Troisième étape : installer la partie du bracelet avec le fermoir en insérant une goupille dans le « bourrelet » et en la fixant au cadran à l’aide de la goupille.

   Quatrième étape : faire de même avec l’autre partie du bracelet.

   Cinquième étape : lustrer le cadran à l’aide du  chiffon doux.

   Sixième étape : ranger la montre dans un coffret.

 

   Une action par étape, une étape par action.

   Un vrai plan d’action.

   Parfait.

 

   Jean-François est revenu : « C’est bon, t’as pigé ce qu’il faut faire ? »

   J’essaie de m’échapper de ce mauvais plan : « Ma tête à peu près, mes mains pas du tout… J’ai deux mains gauches et que des pouces, ça risque de ne pas être facile »

   - OK…Ben, t’expliqueras ton problème à Benjamin, il est amputé d’un bras et il y arrive, lui ! »

   Il se tait.

   J’ai honte.

   - Amputé d’un bras et en fauteuil roulant.

   Je rougis de ma bêtise.

   J’insiste bêtement : « Oui, je… Je comprends, mais l’objectif pour moi, c’est de découvrir l’entreprise et j’ai besoin de prendre des notes, sinon ...»

   - Sinon rien du tout, tes notes tu les prendras chez toi cet après-midi ou ce soir ou demain… Enfin, tu les prendras plus tard .

   Il sourit mais je comprends que je dois obéir.

   - Ils vont arriver dans cinq minutes… Alors, tu ne me poses aucune question sur ce que je fais, aujourd’hui tu es mon employé. Si tu as des trucs à me dire, ça attendra la pause ou le déjeuner. 

 

   Marcelle, Stéphanie, Benjamin, Gérard et André sont mes collègues du jour.

 

   - Bon les amis, lui le grand avec une tignasse bourrée d’épis, c’est Rémi. Il passe la matinée avec nous. Il va comme vous monter des bracelets. Il m’a dit qu’il n’est pas doué mais ça je l’avais deviné.

   Mes camarades se marrent.

   Benjamin, incrédule, a besoin de vérifier : « C’est vrai que t’es pas doué ? »

   Je valide et il explose de rire.

   Marcelle me défend : « Laisse-le Benjamin, t’es bête… Laisse…heu…Comment tu t’appelles déjà ?»

   Un point commun avec Marcelle, j’ai du mal à retenir les prénoms. Depuis quelques mois, j’ai retenu ceux de mes enfants, un bon progrès !

   Benjamin n’a pas entendu Marcelle, il n’a pas fini de rire.

   C’est une nature joyeuse, Benjamin.

   J’aime bien.

   Jean-François me regarde et ses pensées sont tellement intenses que je les lis en lettres de feu juste devant son front : « T’apprends la vie, mon gars ! »

   En effet, il y a de ça.

 

   Déroulement de la matinée : 09h00 – 9h15 : installation autour de la table et chacun exprime ce qu’il désire dire.

   Benjamin se plaint de la météo.

   Marcelle me dit qu’elle est contente que je sois là et qu’elle aurait aimé que je sois assis à côté d’elle.

   Stéphanie explique qu’elle en a marre de ces foutus bracelets et qu’elle a déjà envie de terminer sa journée.

   André se réjouit du match de ligue des Champions qu’il va pouvoir regarder ce soir et me demande si tout comme lui, je supporte le PSG et manifeste par de longs« Ohhhhhhhh nonnnnnn » son désaccord quand il entend que je supporte l’Olympique Lyonnais.

   Gérard se contente d’un : «Ça …va…Ça…va…bien »

   François : « Et toi Rémi, tu as perdu ta langue ? »

   Mes camarades me scrutent sérieusement. Le tour de table du matin, c’est important.

   Je balbutie que je suis content d’être ici, alors que ce n’est pas totalement vrai. Je ne suis pas à l’aise au milieu d’eux. C’est la première fois que je suis confronté au handicap. Je suis cerné. Je fais partie de la minorité ce matin.

   Je n’aime pas ça. Mais j’essaie de faire « comme si », avec l’espoir que minute après minute, je vais apprivoiser mon environnement et me faire accepter.

 

   C’est stupide, je suis déjà adopté. Je n‘ai eu que des signes gentils d’accueil. Vraiment pas de raison de se plaindre ni d’avoir peur.

   Peur de la situation.

   Peur de mes semblables que je regarde comme dissemblables.

   Et enfin, Jean-François déclare : « Je suis content car ma voiture est réparée, ça m’a coûté moins cher que prévu. »

   La joyeuse bande se réjouit de la bonne nouvelle.

 

   Je suis surpris par la qualité de leur écoute mutuelle.   Chacun a parlé à son tour sans jamais interrompre celui qui s’exprimait.

 

   9h15 – 09h30 : briefing

   - Bon, alors, qui peut me rappeler le nom de notre client ? 

   Dans le silence, des mains se lèvent.

   - Je t’écoute, Marcelle.

   -« Excellence helvète ». C’est marrant, ça ressemble à excellente élève !

   -Marcelle, celle-ci tu l’as déjà sortie hier ! Allez, parfait. Maintenant, qui peut me dire ce que notre client attend de nous ? 

   Gérard est désigné. Il a beaucoup de mal à s’exprimer, les mots sortent lentement de sa bouche. L’assemblée l’écoute religieusement : « Ils …veulent… qu’on …attache… les montres… et les bracelets … après faut…les poser….dans la…jolie boîte… »

   - Nickel, se réjouit Jean-François. « T’es un as, Gégé. Maintenant qui peut me dire comment il faut faire ?»

   Stéphanie se transforme en maîtresse d’école et explique en mimant chacun des gestes et leur importance.

   - Super, Stéphanie, c’est exactement ça ! Bon, j’ai déposé sur vos dessertes tout ce qu’il vous faut, c’est parti !

   À ce moment précis, Jean-François ouvre le tiroir de sa desserte, en sort un énorme cadran sur lequel apparaît le temps qui s’écoule : 1.29.59 …1.29.58…

 

   Je monte avec difficulté mon premier bracelet, sous le regard moqueur de Jean-François. Certains en ont déjà monté quatre, l’un d’eux ne terminera son premier que quand je finirai mon dixième.

   Chacun travaille sérieusement, à son rythme, sans s’occuper de la production du voisin. Seul Jean-François ne monte pas de bracelet. Il regarde. Il répond aux questions, aux demandes. Il sourit.

   À chaque fois qu’André a terminé de ranger une montre dans son coffret, il s’arrête de travailler et appelle Jean-François. Tant que Jean-François ne le regarde pas, il attend sans rien faire.

   Jean-François le regarde : « Oui André ? »

   - Regarde, j’ai monté une première montre.

   - Parfait André. C’est bien.

   Jean-François prend le temps d’accuser réception du beau sourire de satisfaction qui naît dans les yeux d’André.

   - André ! À la suivante ! 

   André reprend le travail.

   André a peu d’énergie en stock. Il la trouve dans le regard et les mots de Jean-François. Il est branché régulièrement à sa source.

   Il travaille quatre minutes et s’arrête, le temps de refaire le plein à travers l’intérêt, le sourire et les mots de Jean-François. L’indicateur de sa jauge pleine, c’est son sourire. Le réservoir est plein. Mais le réservoir est petit…

   Il emporte avec lui de quoi travailler quatre nouvelles minutes. André, c’est  toute les quatre minutes qu’il a besoin d’être félicité et encouragé, Benjamin tous les quart d’heure, les autres environ chaque heure.

   Seul Gérard ne demande rien… Alors, chaque demi-heure, Jean-François se lève, se place à côté de lui, attend que la montre en cours de montage soit terminée et doucement, demande à Gérard : « Comment ça va ? »

   Gérard se contente d’une « Ça…ça…va…bien » difficilement prononcé.

   - C’est top, alors…Tu bosse bien, Gégé. Je suis content que tu sois là. Allez hop, c’est reparti. 

   Gérard ne réagit pas aux paroles de Jean-François et reprend son travail.

   Jean-François m’expliquera pendant le déjeuner : « Que Gégé ne soit pas demandeur d’attention, ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas besoin. Qu’il ne réagisse pas quand je lui dis que je suis content de son travail ne veut pas dire que ça ne lui fait pas plaisir. J’ai décidé d’aller le voir environ toutes les trente minutes. Un timing un peu au feeling…   Est-ce trop ?   Peut-être. Pas assez, je ne crois pas. Je préfère un peu trop que pas assez. Gégé est chez nous depuis cinq ans maintenant, et je le crois, je le ressens heureux au travail.»

 

   Bip…bip…bip… Les sonneries des écrans digitaux retentissent  dans chaque îlot. C’est la pause : 30 minutes.

   Chacun va vivre sa vie, seul ou en groupe.

   Les vrmmmmmmmmmmm des fauteuils électriques se font entendre. Certains employés s’isolent pour fumer tranquillement une cigarette ; un groupe se forme dans la salle de pause pour papoter en buvant un café,  d’autres allument leurs portables restés éteints durant le temps de travail et prennent connaissance de leurs notifications.

   Marcelle m’invite à prendre un café et m’intime l’ordre de faire un selfie. J’obtempère.

   Je termine la pause avec Jean-François et je lui fais part de mon étonnement quant à l’ensemble des portables éteints et restés dans les sacs ou les poches de ses employés : « Vous avez dû galérer pour obtenir ça ? »

   Il s’étonne : « Ben, non… On en parle quand un nouveau arrive et c’est bon. Enfin… Je montre l’exemple aussi. Et s’il y en a un dont le portable sonne, je le vois à la fin de sa journée de travail et je lui passe une brasse ferme et délicate… Et c’est réglé. Ça ne se passe pas comme ça dans toutes les entreprises ? On ne peut pas travailler et consulter son portable simultanément, non ? »

   Je mens : « Non… Mais en fait…Si si, en gros ça se passe comme ça. »

 

   La pause est terminée.

   11h00 – 12h30 : Deuxième séance de travail.

   À onze heure tout le monde est là, exceptée Stéphanie.   Jean-François part à sa recherche et revient deux minutes plus tard. Stéphanie terminait tranquillou sa troisième clope sur le parking.

   - Bien ! Tout le monde est là ….Ça va ?

   L’équipe ensemble : « Ouiiii »

   - Avant de commencer, une question ? 

   …

   - Très bien, c’est reparti .

 

   Stéphanie est contrariée. Elle sait qu’elle doit respecter ses horaires de pause. Elle connait Jean-François, et elle devine qu’avant sa fin de journée à 12h30, il va la rencontrer deux minutes pour la recadrer.

   Etre recadrée, elle n’aime pas ça, Stéphanie !

   Recadrer, Jean-François n’aime pas ça.

   Et en effet, à 12h30, Jean-François a rencontré Stéphanie quelques minutes pour lui rappeler ses obligations.

 

   Benjamin s’agace depuis un moment. Sa prothèse du bras ne lui permet pas la même dextérité que les autres. Il interpelle Jean-François : « J’y arrive pas…Viens m’aider ! »

   - Tu rêves ou quoi ? En un mois, tu as dû assembler plus de 2000 montres, tu y arrives très bien… Hors de question que je fasse à ta place ce que tu sais faire !

   Silence penaud de Benjamin.

   - Benjamin, tu arrêtes de travailler trois minutes, tu fermes les yeux, tu respires profondément et ensuite ça ira mieux. D’accord ? 

   Benjamin est d’accord. Benjamin ferme les yeux, pose ses bras sur la table et respire bruyamment. Un sourire apparaît sur ses lèvres. On ne sait pas à quoi il pense mais ça doit-être sympa.

 

   - Benjamin, les trois minutes sont passées.

   Benjamin se remet calmement au travail. Avec efficacité.

   - Marcelle, je vais vérifier un peu ton travail. Tu me donnes trois boîtes au hasard, s’il te plaît.

   Marcelle choisit les boîtes avec autant de concentration qu’Eudes, huissier de justice à Montluçon, choisissait les boules lors de sa participation au jeu télévisé Motus (1)

   - Tu ouvres la première boîte, Marcelle, s’il te plaît ?

   Marcelle ouvre.

   Jean-François, calmement : « Qu’est-ce que tu constates Marcelle ? »

   - Oh merde… J’ai monté le bracelet à l’envers… C’est le mauvais côté qui va être sur la peau du monsieur qui va porter la montre…J’suis conne… Mais c’est pas de ma faute, ma vue est très mauvaise ! Jean-François, tu le sais, hein,  que ma vue est toute mauvaise ? 

   - Marcelle ! Y’a pas de conne ici… Je sais que ce n’est pas de ta faute et que tes yeux sont très fatigués. Bon, on va ouvrir la deuxième 

   - Merde…Pareil.

   - OK…Marcelle, on va ouvrir toutes les boîtes… Allez, il y en a une cinquantaine. 

   Marcelle soupire. Elle est furieuse contre elle-même.

   Trente-deux montres avec le bracelet monté à l’envers.

   - Il va falloir tout refaire, Marcelle. 

   - Ben ouais.

   -Allez, je te file un coup de main… Et pendant que tu démontes et remontes dans le bon sens les bracelets, tu réfléchis un peu à comment on peut faire pour que ça n’arrive plus cette mauvaise blague.

 

   Marcelle a terminé de réparer ses étourderies.

   - Jean-François, j’ai trouvé une idée. Le cadran est lisse et le bracelet est lisse aussi du côté visible quand on met la montre… Alors maintenant, au moment d’assembler, je passerai le doigt sur la vitre et le bracelet et si tout n’est pas lisse, je saurai que c’est pas du bon côté ! 

   - Marcelle… C’est…C’est parfait ! Ça mérite un « ding-ding » !

   Jean-François sort d’un tiroir une cloche et un petit marteau métallique, les tend à Marcelle qui s’en donne à cœur joie en « dinguedinguedonnant » plus que nécessaire.

   C’est un signal. Tout le monde arrête son activité.

   - Marcelle a quelque chose à vous dire.

   Marcelle explique son erreur et l’antidote.

   On l’applaudit. 

   Gérard sourit :

 « C’est …C’est une…bonne…idée…Mar…celle…

Bra….Bra…vo….Mar…Mar…celle 

   Marcelle remercie Gérard et tout le monde reprend le travail.

 

   12h25.

   BIP BIP BIP.

   Jean-François stoppe la sonnerie. « Terminé pour ce matin ! Qui ne revient pas cet après-midi ? »

   Stéphanie : « Moi… Mais je te l’ai dit…Je vais voir un ergothérapeute cet après-midi »

   - Exact… Mais juste avant de partir, tu viendras me voir deux minutes dans mon bureau »

   Stéphanie baisse la tête.

   Vous vous souvenez ? Son retard ? Ça va être l’heure de son recadrage…

   - Qui d’autre ?

   … 

   - Parfait… On prend deux minutes pour dire au revoir à Rémi qui a oublié de lever la main quand j’ai demandé qui ne serait pas là cet après-midi.

   On me dit au revoir. Je dis au revoir. Marcelle s’approche de moi et vient m’embrasser.

 

   J’ai déjeuné rapidement avec Jean-François. Il m’a raconté quelque chose d’incroyable : « Un jour, j’ai dû aller traiter un appel urgent et je me suis éloigné quinze minutes de l’îlot. Quand je suis revenu, plus personne ne travaillait. Deux étaient même en train de s’engueuler sérieusement. L’un des deux se moquait du handicap de l’autre qui se défendait en lui envoyant des écrous au visage. Les autres assistaient amusés ou apeurés à ce spectacle. Y’a pas à dire, quand on ne s’occupe pas comme il faut des gens, ils n’en branlent pas une et ensuite, ils se foutent sur la gueule ! Eux, il faut beaucoup s’en occuper. Ça tombe bien,  j’adore ça. »

   …

   - Bon, t’as vu des trucs ce matin ? 

   - Oui. Des trucs… Beaucoup de trucs… J’ai vu un accueil du matin exceptionnel, du séquencement du temps, un briefing collectif, un traitement de l’erreur, un recadrage, des temps de valorisation, la gestion d’une fatigue, d’un agacement… J’ai vu plein de trucs.

   - Rien compris à ce que tu as raconté… En fait, tu vas nous apprendre quoi en formation ? 

 

   Lamentablement, j’ai fait un refus d’obstacle : « Écoute, je ne peux pas encore te répondre, j’ai encore deux immersions à faire dans deux sites.»

   C’est vrai, ça… S’ils sont tous comme Jean-François, qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter ?

 

 

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonne réflexion !

 

 

 

 

 

(1)    :MOTUS

   Nanananannannannana…

MO-MO-MO- TUS