Comment va-t-elle le prendre ?
Lors d’un stage, nous avions travaillé avec un groupe de managers les entretiens de recadrage.
Pour faire réfléchir les stagiaires sur l’intérêt de recadrer, je leur avais proposé la situation suivante : « Valérie travaille avec vous depuis dix ans. Elle vous donne entière satisfaction. Dans son travail, elle n’est pas libre du choix de ses horaires : du lundi au vendredi, elle commence à 9H00 et termine sa journée à 16H00. Sa ponctualité est une condition absolue dans son poste puisqu’elle ouvre chaque matin l’agence d’intérim. Elle doit absolument être prête à travailler à 9H00, car des intérimaires sont régulièrement devant la porte de l’agence quelques minutes avant l’ouverture de celle-ci »
Puis je leur ai posé la question : comment traiter le retard de Valérie ?
Après quelques hésitations, -« Ce n’est que cinq minutes », « C’est la première fois », l’ensemble des stagiaires a été d’accord pour dire qu’on ne pouvait pas ne pas lui parler de son retard, quand bien même celui-ci était exceptionnel et seulement de quelques minutes. Il est vrai que les participants se seraient fait moins de nœuds au cerveau quant à la nécessité de recadrer un collaborateur si j’avais évoqué le cas d’un salarié systématiquement en retard de 45 minutes, piquant régulièrement dans la caisse, insultant les clients et supportant le PSG ! Tous convenaient donc que « même si c’est difficile », ne pas recadrer Valérie présentait beaucoup trop de désavantages pour elle, pour eux, pour ses collègues et pour les clients. Ne rien lui dire aurait pu lui laisser penser que l’exigence sur la ponctualité n’était pas si importante que ça, et donc que l’ensemble des exigences ne l’était probablement pas. Ses collègues, témoins d’une prise de distance quant à la ponctualité d’abord, et à un ensemble de choses peu à peu, auraient probablement imité Valérie. « Il est toujours moins fatigant de ne pas faire que de faire, et puisque Valérie a ouvert la brèche, autant la suivre… »
Pour passer de « Je sais qu’il faut recadrer le comportement de Valérie » à « Je commence à un peu savoir comment recadrer le comportement de Valérie » (1), j’ai proposé une trame d’entretien pour que les participants puissent s’entraîner. Durant une heure, j’ai assisté à des recadrages en chaîne ! Peu à peu, la « technique » était assimilée et les entretiens de plus en plus fluides.
Entretien rapide et concis en 5 points et moins de 45 secondes : « Valérie, avant de te laisser partir déjeuner, je voudrais revenir sur ton retard de ce matin. Tu es arrivée avec 15 minutes de retard. »
Silence pour laisser s’exprimer Valérie… Sans l’inviter à le faire, mais en acceptant qu’elle le fasse
Puisque c’est un premier recadrage, pseudo-validation de la plaidoirie de Valérie, ce qui peut donner en fonction de ce qu’elle dit : « C’est vrai que parfois, il y a des embouteillages… » ou « Tu as raison, j’apprécie lorsque spontanément tu restes un peu plus tard le soir pour terminer un dossier »
Et enfin, prise de congé rapide : « Ce que j’attends de toi à l’avenir, c’est que tu arrives à l’heure. Et les quatre ou cinq fois dans l’année où ce n’est pas possible, que tu me préviennes dès que tu en as conscience, pour que je puisse gérer ton retard. À demain ! »
À la fin de l’entraînement, et avant de passer à la suite, je propose aux participants, s’ils ont encore une question, une remarque, de les exprimer.
Les exercices pratiques faisant souvent naître dans l’esprit des participants de nouvelles interrogations, je me tais, je m’accroupis et je regarde patiemment chacun une seconde avec, je l’espère, un sourire dans le regard qui pourrait se traduire par : « Je serais heureux d’entendre vos remarques ».
J’observe que Mélanie dodeline de la tête.
« Mélanie, je vous écoute »
« Ben rien … Enfin si…. Si elle le prend mal, l’entretien d’autorité, ça sert à rien alors ? »
Silence de quelques secondes pour laisser le temps à Mélanie de préciser sa remarque : « Ça va faire plus de bien que de mal… Si elle se vexe, elle peut se mettre en arrêt maladie par exemple ? »
Soraya : « Ouais, c’est vrai… Elle peut mal le prendre et ça peut la démotiver… Moi, ça me démotiverais et je n’aurais plus envie de taffer pour un manager qui m’a recadrée»
Je relance Soraya : « Ça te démotiverait, Soraya ? Concrètement, ça donnerait quoi ? »
Soraya : « Ben … Je ferai la gueule pendant un moment… Et puis, il ne faudra pas venir me demander un service… Maintenant, c’est mon contrat, rien que mon contrat »
Albert intervient : « C’est vrai que si la personne recadrée vit mal l’entretien, elle peut avoir envie de chercher du travail ailleurs et démissionner, et comme on manque de personnel, on sera très mal. »
L’ensemble des participants opine du chef à l’écoute d’Albert et Soraya.
« Que proposez-vous, alors ? Aurait-il fallu fermer les yeux sur le retard ? Il y a une heure, en vous posant la question, vous avez tous répondu « non » »
Le groupe se tait, enquiquiné par l’impasse : on recadre, on démotive ; on ne recadre pas, la situation s’aggrave.
Silence rompu par Romuald qui décrit assez bien la situation : « C’est vrai qu’on est un peu dans la merde… On nage en pleine contradiction et ça pue ».
Je tente d’élargir le sujet : « Pourrions-nous dire que ce qui vous inquiète, c’est de vexer la personne en évoquant avec elle un sujet perçu comme souvent peu agréable – proposer un retour d’image négatif, évoquer un échec, montrer une erreur, recadrer un hors-jeu comme avec Valérie, annoncer une mauvaise nouvelle -refus d’augmentation -, refuser une demande ….- et que face à cette situation, la personne se vexe a minima et boude, ou ne supporte pas a maxima et quitte l’entreprise ? »
Gilbert fayote : « Il est fort, le consultant ! »
Le groupe valide cyniquement : « Ouais, c’est pour ça qu’il nous facture un max ! »
Olivier, resté jusqu’ici silencieux, surenchérit : « Il a dû aller loooooongtemps à l’école pour être aussi malin »
Le groupe se marre.
Je profite des taquineries amicales pour les faire réagir : « Arrêtez de vous foutre de moi, sinon je vais me vexer et je me casse ! »
Maximilienne réagit : « Arrête ! On dit ça avec gentillesse. »
Le groupe : « Allez, ça va ! On rigole ! »
Je précise alors : « Donc, au-delà de la teneur du message, l’intention et la forme contribuent à ce que la personne puisse entendre ou pas le message, c’est ça ? »
Le groupe valide.
Nous avons donc réfléchi ensemble à quelques bons réflexes pour éviter qu’un collaborateur ne se vexe ou ne supporte pas un message qui ne fait pas plaisir à entendre.
Et voici ce qui est sorti de notre réflexion.
Il est de la responsabilité du manager de discerner parmi tous les messages consommant de l’énergie qu’il envisage de prononcer s’ils doivent être entendus par le collaborateur ou s’il doit se dispenser de les dire. En d’autres termes, le message est-il :
o Pertinent ? C’est-à-dire, est-ce que le dire permet au collaborateur de ne pas par aveuglement se mettre peu à peu dans une situation critique vis-à-vis des clients, des collègues et de l‘entreprise ?
o Charitable ? C’est-à-dire, est-ce que le manager en donnant ce message est bien en situation de management pour le bien du collaborateur et non de défoulement ?
Dès lors que le message est perçu comme devant être dit, il faut donc réfléchir à la forme et à quelques principes. Les voici :
o Toujours en privé. Le message qui consomme de l’énergie, qui ne fait donc pas plaisir à entendre, sera d’autant plus rejeté que la personne se sait regardée à ce moment-là, ce qui peut s’apparenter à de l’humiliation beaucoup plus qu’à une maladresse managériale.
o Plus le message va consommer de l’énergie, plus le collaborateur est reconnu comme susceptible, plus la relation manager/managé est compliquée, tendue, plus le manager devra être extrêmement vigilant à parler plus lentement, plus doucement et avec un vocabulaire plus choisi qu’habituellement. Le contraire serait perçu comme de l’agressivité, ce qui serait la cause du rejet du message, et donc du fait que le collaborateur « le prenne mal », avec toutes les conséquences déjà énoncées.
o Le manager fera extrêmement attention à ne pas, à travers la formulation, faire d’amalgame entre le collaborateur et la situation difficile évoquée. Toute phrase porteuse de jugement de valeur ou de généralisation est donc à bannir : « Je ne peux pas te faire confiance » « Tu es décevant » « C’est toujours la même chose avec toi » Une phrase type : « Je n’ai pas de problème avec toi mais avec la situation » peut contribuer à l’apaisement.
o Le manager doit réaffirmer la confidentialité des échanges à la fin de l’entretien. C’est une crainte des collaborateurs de penser que le manager va communiquer par maladresse, méchanceté ou bêtise auprès d’oreilles non-concernées par le sujet dès lors que l’intéressé aura le dos tourné.
o Le manager se souviendra que dans les messages qui consomment de l’énergie, le fait que la consommation soit peu importante ou énorme dépend non pas de lui -à condition que la forme soit très respectueuse- mais du collaborateur lui-même. Le niveau de forme du collaborateur ou ce que le message reçu comme un reproche fait ressurgir de son histoire personnelle ne sont pas du ressort du manager… Car il est manager et pas psy !
o Le manager veillera, si la réaction du collaborateur est « négative », à ne pas perdre de vue l’objectif de l’entretien en se concentrant sur le sujet et en n’accordant pas de temps à commenter la réaction du collaborateur ou à la juger : « Je ne comprends pas pourquoi tu réagis comme ça » « On ne peut rien te dire » « Tu te comportes comme un enfant » « Tu veux démissionner ? Vas-y… T’es même pas cap » « Oh non, ne démissionne pas, on serait dans la mouise » …
o Le manager se souviendra que lui aussi, lorsqu’on lui dit des choses peu agréables à entendre mais cependant justes, les accueille rarement avec un énorme sourire, et ainsi il comprendra mieux les réactions peu rationnelles de ses collaborateurs dans des situations similaires.
o Quand bien même le collaborateur n’apprécie pas la teneur du message et est en droit d’exprimer ses ressentis, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas le droit d’être agressif. En cas d’agressivité, le manager rappellera au collaborateur ses devoirs et, s’il n’est pas entendu, mettra fin à l’entretien. Il convoquera plus tard le collaborateur pour un entretien de recadrage au sujet de son attitude agressive, ce qui est une faute majeure. N’oublions jamais que dans une relation, nous avons toujours deux devoirs : respecter son interlocuteur à 100% et se faire respecter à 100%
Comme toujours en management, le manager a une obligation de moyens : agir avec discernement et respect. Dès lors que ces moyens sont utilisés, la réaction du collaborateur ne dépend pas du manager. Donc il n’a ni à la redouter, ni à s’en soucier.
Les collaborateurs sont libres et adultes… S’ils ne sont pas en capacité d’entendre un reproche justifié, un message difficile, et qu’ils décident de quitter l’entreprise, c’est ce qu’ils ont de mieux à faire… Pour eux, peut-être, pour l’entreprise certainement.
Après un temps opérationnel un peu difficile – réorganisation, remplacement, gestion des mécontentements provoqués chez les clients internes et externes -, leur départ sera un non-évènement.
Mais sérieusement, lorsqu’un collaborateur menace de démissionner parce qu’il est vexé, il est probable que vingt-quatre heures plus tard, son excès de colère s’étant évaporé, il revienne à de meilleures intentions envers l’entreprise, non ?
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
(1) : C’est déjà beaucoup, en sortant d’une formation, de savoir déjà un peu faire. La maîtrise viendra avec le temps et la répétition.