Du costume aux bottes en caoutchouc
Ça devait arriver !
Cinq ans que Deborah et Marius regardaient ensemble les nombreuses émissions aux titres explicites : « Ils ont tout abandonné pour changer de vie », « 40 ans, on change tout ! » « Du costume aux bottes en caoutchouc » « Maintenant ou jamais ! ». Ces émissions avaient pour point commun de suivre jour après jour, mois après mois, la métamorphose de femmes, d’hommes, de couples, de familles qui abandonnaient leurs statuts, leurs villes, leurs pays, leurs habitations, leurs habitudes, leurs rémunérations et évidemment leurs zones de confort (1) pour se mettre en danger (2) en adoptant un mode de vie aux antipodes de celui qu’ils quittaient.
« Nouvelle vie » était de loin l’émission qu’ils avaient préférée.
Deborah et Marius avait vibré en suivant les aventures de Nathanaël et Gabin, couple dans la vie, anciens notaires, qui avaient vendu leur florissante étude pour créer un théâtre ambulant qui sillonnait les routes de Normandie, apportant sourires, rires et émotions dans les écoles, les prisons, les hôpitaux, les maisons de retraites avec, comme espoir de rémunération, un smic pour deux. Aventure rendue possible grâce à la ceinture de sécurité « Intermittents du spectacle » (4).
Ils avaient adoré le courage ou l’inconscience, à moins que ce ne soit le courage et l’inconscience de Mathilde et Albert vendant tout et empruntant 800 000 euros pour restaurer un château en ruine du XIV siècle et le transformer, assez classiquement, en chambre d’hôtes.
Que dire du yoyo émotionnel que Gaspard – ancien prof de gym à Bordeaux - leur avait fait vivre à travers son aventure consistant à réparer un vieux combi Citroën pour en faire un restaurant gastronomique qui se déplacerait dans les hameaux et villages qui en étaient dépourvus. Un marché à séduire de plus 27 000 communes. Il en avait ciblé une cinquantaine dans le Finistère. Entre refus de prêt, incompréhension de sa famille, rupture avec sa petite amie, la saga Gaspard n’avait rien eu à envier à celles de « Madame est servie » saison 1, 2, 4 et 5.(3)
La dernière émission de la saison avait réuni tous (ses) ces aventuriers modernes pour écouter leurs bilans après quelques années ou mois de « nouvelles vies ».
Tous avaient réussi.
Plus ou moins.
Mais leurs nouvelles vies perduraient avec de petites et grandes joies, de petites et énormes difficultés opérationnelles et de grandes galères financières.
Pourtant, aucun ne regrettait son choix. Tous évoquaient « vivre au rythme de la nature » (personne n’avait quitté une zone rurale pour une ville, tous avaient fui une grande métropole pour un petit village), avoir une existence qui « fait sens » (4) et avoir retrouvé les « vraies valeurs »(5) que certains complétaient par « d’antan ».
En regardant ces émissions, Deborah et Marius, trentenaires sans enfants, avaient rêvé éveillés : « Pourquoi pas nous ? ».
Deborah aimait son travail de responsable planification dans un entrepôt logistique, mais il lui manquait quelque chose : un supplément d’âme.(6)
Marius, lui, ne supportait plus le monde de la mode. Deux ans qu’il brûlait ses idoles. Il avait aimé ce métier de styliste, la possibilité de créer, d’inventer, de « casser les codes » (7) mais après plus de dix ans dans ce milieu, il avait le sentiment de « nourrir la bête SUPERFICIALITE »
« Ma contribution au monde doit pouvoir être plus utile que revendre chaque année la mode d’il y a vingt ans, à peine retravaillée ! » répétait-il souvent à Deborah et à ses amis.
Il n’aimait pas l’odeur âcre et acide d’escroquerie permanente qu’à ses yeux sa vie répandait autour de lui depuis trop longtemps.
En six mois, le rêve de Deborah et Marius était devenu projet.
Avec l’aide de l’association SOS Campagne, ils avaient rencontré Elisabeth et Joseph, céréaliers dans la Drôme provençale. Pour prendre une retraite après plus d’un siècle de travail à deux, sept jours sur sept – à l’exception de trois jours pour leur voyage de noces -, ils avaient besoin de vendre leur exploitation. Peu d’acheteurs potentiels, aussi l’affaire avait-elle été conclue rapidement avec Deborah et Marius. Le temps pour Marius de suivre quelques stages de formation en culture céréalière et pour Deborah de monter une offre de comptabilité par Internet afin d’assurer un petit revenu régulier et indispensable aux besoins du couple.
Six mois de transition pour qu’Elisabeth et Joseph puissent passer le relais dans les meilleures conditions pour Deborah et Marius. Il fallait bien ce temps pour les former plus concrètement et spécifiquement à tout ce qu’il fallait maîtriser pour faire vivre leur exploitation : le maniement des engins et des lieux – moissonneuse batteuse, tracteurs, silos de stockage, entrepôt… - la relation avec les fournisseurs, avec les clients …
Un vrai métier.
Depuis septembre, le temps d’accompagnement est terminé. Deborah et Marius sont maintenant les seuls maîtres à bord.
Les semailles doivent commencer en octobre :
- 12 hectares soit 120 000 m2
- 160 kilos de semences par hectare
- 300 grains par m2, soit 36 millions de graines à enfouir à 4 cm de profondeur… À 2 cm, les oiseaux se chargeront de les manger et ce n’est pas l’objectif !
- Objectif : 7500 kilogrammes par hectare soit 90 000 kilos de blé à faire pousser et à récolter !
90 tonnes ! Chaud patate !
Marius connaît ces chiffres par cœur. Il en a le tournis. Elisabeth et Joseph ont été clairs : « En dessous de 85 000 kilos, tu perds de l’argent ! »
Début octobre, mauvaise nouvelle. Marius consulte régulièrement ISAGRI, l’application météorologique de référence pour les producteurs de céréales. Un hiver très rigoureux est annoncé. De longues semaines de températures négatives, de gelées, de vents glacials et secs, de la neige…Le cauchemar des céréaliers et de Marius.
Marius est un garçon pragmatique, équipé d’un tableur Excel dans le cerveau. En quelques secondes, il estime qu’avec cette météo, 20% des semences ne germeront pas et que celles qui germeront ne produiront que 75% du potentiel espéré. Il décide alors de louer quelques hectares supplémentaires afin d’augmenter de 30% la surface ensemencée et espérer ainsi produire les 90 tonnes de blé nécessaires pour être rentable.
Il a bien conscience qu’entre la location des terrains, les semis supplémentaires à acheter et la surconsommation de carburant sa rentabilité va « en prendre un coup » mais Marius veut à tout prix atteindre l’objectif quantitatif qu’il s’est fixé.
Marius va être sauvé par Joseph de l’énorme bêtise qu’il allait faire.
En sortant de la Poste, Marius croise Joseph qui lui propose d’aller « s’en jeter un ou deux derrière la cravate ».
Marius en profite pour expliquer la situation et ses projets de sauvetage à Joseph.
« Et tu as déjà acheté les semis et loué les terrains ? »
« Je m’en occupe la semaine prochaine. »
« Tu t’occupes de rien du tout, oui ! C’te méga-connerie que t’allais faire mon gars ! Heureusement qu’il est là le bon Joseph ! »
Et Joseph expliqua à Marius :
« Lorsque les hivers s’annoncent rigoureux, on ne sème pas plus large, mais on enfouit plus profond ! »
« Et en langage qu’un nouveau céréalier encore récemment citadin peut comprendre, ça donne quoi ? » ironisa Marius.
« Ça veut dire que si habituellement tu sèmes sur 10 hectares, ça ne sert à rien de semer sur 12 lorsque l’hiver est annoncé comme rigoureux. Réduis la surface à ensemencer, contente-toi de 8 hectares. Sauf que tu vas mettre autant de temps pour semer sur 8 hectares que sur 12, car tes semis, au lieu de les enfouir à 4 cm de profondeur, tu vas les enfoncer à 12 cm ! »
« Ouais, mais si je ne sème que sur 8 hectares, je vais perdre plus de 30% de ma production ! »
« Qu’est-ce qu’ils vous apprennent à l’école ? Ecoute-moi, mon gars. Tu peux semer sur 50 hectares si ça te chante en enfouissant tes graines à 4 cm, tout va crever et tu perdras la totalité de ta production, tu auras loué du terrain et acheté des semis pour rien ! Tu vas manger la grenouille ! (8). Semer en profondeur, c’est plus long que de semer quasiment en surface… Mais à 12 cm de profondeur, les graines sont protégées des gelées et ton rendement à l’hectare sera quasiment préservé. Donc, oui, en tonnage, tu vas perdre environ 35% de ton prévisionnel. Mais pas 100% comme ça aurait été le cas avec ta solution de citadin ! Et comme la production de blé sera faible cette année, tu augmenteras ton prix de vente et tu réaliseras le bénéfice que tu souhaitais ! Fais confiance à un vieux de la vieille, mon jeunot ! »
Marius a fait confiance et il a eu raison.
Dans nos entreprises, l’équivalent d’une météo rigoureuse, c’est tous les phénomènes externes négatifs, plombants, « empêchants » que nous ne maîtrisons pas et sur lesquels nous n’avons pas de levier d’action efficace à court terme pour les gérer, les éliminer, les minimiser, les neutraliser.
Quelques exemples :
· Les gros travaux sur la route qu’empruntent les clients pour se rendre dans une grande surface et qui risquent de les décourager.
· Une météo estivale désastreuse pour un marchand de glaces aux 54 parfums étonnants mais vrais.
· la concurrence des boutiques en ligne qui encouragent les clients à passer les commandes depuis leur canapé et directement avec leur portable, plutôt que de se déplacer dans une librairie, une maroquinerie…
· Une inflation qui donne à M et Mme Dupont plus envie d’épargner que de dépenser
· …
Face à ces situations difficiles, il existe plusieurs possibilités pour les gérer et continuer à attendre la performance économique qui permettra à l’entreprise de vivre.
Première possibilité : « Plus longtemps, plus vite ». Il va falloir pour compenser le manque de CA allonger les horaires, travailler plus. Bref, il va falloir suer plus, souffrir plus, serrer les dents plus fort… en priant pour que le surinvestissement permette la rentabilité.
Deuxième possibilité : ne faire que de la gestion « par le bas » plutôt que du résultat par le « haut » (CA) pour minimiser les charges de l’entreprise et dégager un résultat financier. C’est la chasse au gaspillage à outrance, exagérément, absurdement : on fait des économies drastiques sur le chauffage, on n’entretient plus le parc outils en brûlant des cierges pour que les machines tiennent le coup, on renonce à des embauches et on jongle avec des stagiaires, on affiche partout « Eteignez en quittant la pièce », on gèle les augmentations de salaire, on annule les investissements prévus. Une stratégie uniquement d’austérité qui plombe le moral des troupes, et lorsque toutes les dépenses auront été optimisées, il n’y aura plus rien à espérer. Dans une famille, ça revient à ne manger que des pâtes et à vendre l’argenterie familiale pour payer le loyer… Ça ne peut durer qu’un temps.
Troisième possibilité : on renonce définitivement. Concrètement : cessation d’activité ou recherche d’un repreneur… Mais elle va à l’encontre de l’objectif évoqué plus haut : générer de la performance économique.
Quatrième possibilité : creuser le sillon de notre métier et se poser la seule question qui vaille le coup : « C’est vrai, l’environnement est compliqué, imprévisible, déstabilisant mais on ne peut pas l’attaquer de front et le changer à court terme. »
En revanche, demandons-nous : dans la manière de faire le métier de l’entreprise, dans la manière dont chaque collaborateur fait son métier, que pouvons-nous améliorer pour éviter les pertes évitables – comme les rebuts dans l’industrie -, minimiser les pertes d’énergie et de temps qui fatiguent inutilement et occasionnent des coûts supplémentaires - heures sup, matières premières – mais aussi et surtout pour générer plus de CA et donc de marge ?
Pour discerner la bonne action de l’action inefficace, les propositions doivent être passées à travers quelques tamis pour s’assurer de leur pertinence notamment, mais pas exhaustivement !
Est-ce que cette proposition est bien une action concrète et non pas seulement une vague idée – on devrait essayer d’être innovant - ou l’expression d’un simple valeur – il faut être plus rigoureux/pro-actif/déterminé/assertif– ?
Oui, sûrement, mais ce n’est pas très précis ni opérationnel tout ça…
Est-ce que cette action est facile à apprendre, à modéliser, à appliquer, à systématiser et ne dépend que de nous ?
Est-ce que cette action jusqu’à présent n’est pas faite ou pas systématiquement faite ?
Si elle est systématiquement faite, ce n’est pas une action nouvelle.
Continuons à la faire et cherchons-en une autre.
Si cette action avait été faite systématiquement, par toutes les personnes concernées durant la période précédente – mois, trimestre, année – avons-nous la conviction que nous aurions gagné du temps, CA ?
Par métier, en trouvant quatre actions bien discernées et managées pour en assurer l’application systématique dans la durée – donner du sens à l’exigence, former, être exemplaire, valoriser la rigueur dans l’application indépendamment de l’efficacité à court terme, sanctionner la non application qui doit être dans ces contextes considérée comme du sabotage actif - , on passe d’un entreprise qui subit et qui espère à une entreprise qui décide et qui agit.
Quelques exemples réels d’entreprises qui dans des contextes de turbulences fortes ont creusé le sillon de leur métier plutôt que renoncer ou souffrir :
- Un constructeur régional de maisons individuelles – 140 collaborateurs - qui systématise la demande de recommandation dès la signature du contrat avec les nouveaux clients. Résultat en un an : 255 contacts offerts par les clients sollicités, 177 rendez-vous et 54 ventes signées … qui n’auraient jamais été réalisées. Une action simple qui rapporte plus de 7 millions € de CA…Rien que ça.
- Une industrie qui systématise la validation du calibrage de la machine de production par un autre opérateur que celui qui l’a calibrée. En effet, être juge et partie pousse à avoir un regard complaisant. Les pièces produites doivent l’être au micron près. Le client refuse la marchandise si la production n’est pas conforme au cahier des charges. Bilan après un an : 71% de marchandise refusée en moins, plus 285 000 € de CA et 22 500 euros de matières premières économisées
- Une librairie qui s’engage lorsqu’un client achète un livre à lui racheter à 70% du prix - en bon d’achat - après trois mois. Systématiquement, la librairie appelle le client à l’issue des trois mois pour lui rappeler l’offre. À 97% les clients gardent leur livre mais plus de la moitié repasse dans la semaine à la librairie pour un nouvel achat… L’appel du libraire a créé l’envie de revenir !
- Le service comptabilité d’une PME (290 personnes) qui appelle systématiquement les clients dont la facture s’élève a plus de 5000 € (environ 15 appels par jour) pour annoncer l’envoi de la facture, faire valider sa justesse. Bilan : - 85% de retard de paiement (gain en trésorerie et temps et argent économisés pour des relances)
- Chez un coiffeur « hommes » : proposition systématique pour fixer le prochain rendez-vous. Proposition acceptée et honorée à plus de 80%. Bilan : 15% de CA en plus grâce à des clients qui ayant rendez-vous retournent chez ce coiffeur alors que dans de nombreux cas, ils auraient profité d’un moment d’attente dans une gare ou entre deux rendez-vous de travail pour aller se faire couper les cheveux ailleurs.
L’intérêt de creuser le sillon de nos métiers, c’est de (re)découvrir que nous avons dans l’entreprise des grains à moudre infinis pour produire mieux, facturer mieux, vendre mieux et donc être davantage maîtres de notre destin !
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
(2) : Expression classée à la sixième place du palmarès des expressions du monde du développement personnel en 2021
(3) « Who’s the boss » (titre original). La saison 3 avait été décevante (Mona trop directive, Tony trop soumis et Angela beaucoup trop parfaite et permanentée). Quant aux saisons 5 à 12, elles auraient mérité de ne pas être tournées.
(4) Intermittent du spectacle : un jour tu cherches du travail, un jour tu n’en trouves pas…
(5) Expression classée à la quatrième première place du palmarès des expressions du monde du développement personnel en 2021
(6) Expression classée à la troisième place du palmarès des expressions du monde du développement personnel en 2021
(7) Expression classée à la seizième place du palmarès des expressions du monde du développement personnel en 2021
(8) « Who’s the boss » (titre original). La saison 3 avait été décevante (Mona trop directive, Tony trop soumis et Angela beaucoup trop parfaite et permanentée). Quant aux saisons 5 à 12, elles auraient mérité de ne pas être tournées.
(9) Expression datant du Moyen-Âge, lorsque les tirelires n’avaient pas la forme de cochons mais de grenouilles