Tu pues
Classiquement, lorsque nous animons un séminaire management, lors du tour de table initial, nous posons la question suivante : « Y-a-t-il une situation fréquente, difficile, que vous aimeriez aborder avec le groupe ? »
L’une des demandes les plus fréquentes est la suivante : « J’ai quelqu’un qui sent la transpiration dans mon équipe, comment j’en parle ? »
S’en suivent les réflexions suivantes :
Cyprien : « Moi aussi ! »
Rémi – c’est moi - : « Toi aussi, quoi ? Tu sens la transpiration ? »
Rires indulgents du groupe.
Sabine : « C’est super délicat, hein ? »
Rachid : « Tu lui dis direct : tu pues ! Et on n’en parle plus ! »
Le groupe : rires cathartiques de soulagement.
Laure, une participante gentille : « Non ! On ne peut pas le dire comme ça ! »
Rodolphe : « Tu déposes une bouteille de déo sur son bureau. S’il n’est pas trop con, il devrait comprendre ! »
Le groupe : « Rodolphe !!!! »
Emmanuelle : « Si je demande à le voir, avant j’ouvre les fenêtres, je m’asperge de mon parfum et limite je mets un pince nez ! »
Le groupe « Ahahahahahahahahahahahahahahahaha ! »
Rémi : « Concrètement, voulez-vous prendre un moment pour parler de cette situation ? »
Le groupe, comme une seule femme (1) : « Oui ! Absolument ! Plutôt deux fois qu’une ! »
Alors, nous avons pris une vingtaine de minute pour en parler et réfléchir à quelques pistes pour gérer au mieux, ou au moins le moins mal possible, cette situation.
Nous vous proposons quelques pistes pour aborder cette situation difficile.
Première étape : discerner s’il est vraiment nécessaire d’en parler.
Raymond est chauffeur. Il dépose des palettes la nuit dans des sas fermés à clé. Il ne rencontre personne. Le matin, vers 06h00, à la fin de sa tournée, il repasse à l’entrepôt pour déposer son camion et remettre à Justin, son chef, quelques documents administratifs.
L’entretien ne dure jamais plus de trois minutes : « Ça a été ? Rien à signaler ? Ok…Tu m’as tout rendu… Paaaarfait. À demain ».
Justin déclare que Raymond sent la transpiration.
Mais il a décidé de ne pas lui en parler.
Pas par absence de courage ou parce qu’il ne saurait pas comment s’y prendre.
Simplement parce que la gêne n’en est pas vraiment une.
Trois minutes, même avec quelqu’un qui ne sent pas très bon, ça passe vite.
Si Raymond rencontrait des clients ou devait passer du temps dans la cabine de son camion avec d’autres personnes, alors oui, il faudrait que Justin le rencontre pour évoquer le sujet.
Mais ce n’est pas le cas.
Dans les autres cas, il faut y aller.
Les autres cas, c’est lorsque l’odeur de transpiration pourrait devenir vraiment gênante pour des collaborateurs, des clients ou des fournisseurs, mais aussi engendrer des réactions maladroites et blessantes envers le collaborateur.
Avant d’envisager, un « comment » précis pour mener ce délicat entretien, nous avons réfléchi aux interdits.
Premier interdit : procéder à l’entretien en public ou ne pas garantir l’absolue confidentialité de l’entretien.
De manière générale, dès lors que l’on rencontre un collaborateur pour évoquer un sujet sensible, exprimer quelque chose qui sera difficile à entendre ou qu’il n’aimerait pas entendre – évoquer des mauvais résultats, comprendre les raisons d’une démotivation, annoncer un refus à la suite d’une demande, traiter une erreur, recadrer un comportement hors-jeu….-, il convient de le protéger du regard et des oreilles de… De tout le monde, en fait !
Evoquer ces sujets en public, c’est beaucoup plus qu’une maladresse. C’est une faute managériale majeure qui consiste à humilier une personne.
Evidemment – tiens, une porte ouverte, je meurs d’envie de l’enfoncer ! -, procéder à l’entretien en privé mais raconter dès qu’il est terminé l’entretien à ses collègues, cela revient au même… Autant dans ce cas-là filmer l’entretien, charger la vidéo sur YouTube et envoyer le lien à l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise.
Inadmissible.
Inacceptable.
Deuxième interdit : exprimer des hypothèses quant aux raisons de l’odeur de transpiration.
L’objectif est de parler du désagrément pour que le collaborateur puisse y remédier. Pas de l’humilier par des hypothèses possiblement vraies ... ou pas, mais qui ne feraient que rendre l’entretien plus difficile pour le collaborateur et donc ne manqueraient pas d’abîmer la relation entre le N et le N+1.
« II faut se doucher tous les jours »
« Tes vêtements, faut les changer quotidiennement », « Tu as peut-être un problème hormonal, ce serait bien de consulter un spécialiste, il va te donner un petit traitement et tout rentrera dans l’ordre… »
« Ta chemise est en polyester, ça ne m’étonne pas que tu transpires et qui dit transpiration dit mauvaises odeurs, qui dit mauvaises odeurs dit gêne de l’entourage, qui dit gêne de l’entourage … »(2)
Troisième interdit : le lieu. Jamais l’endroit où travaille le collaborateur, quand bien même à ce moment-là il serait seul dans l’atelier, dans le magasin, sur le plateau ou dans son bureau.
À ce sujet, le bureau d’une personne itinérante – technicien SAV, livreur, commercial -, c’est sa voiture.
En effet, l’endroit où travaille une personne doit être surprotégée.
Ce n’est jamais le lieu des messages qui consomment de l’énergie car le cerveau va associer, amalgamer les émotions désagréables ressenties lors de l’entretien avec le lieu de l’entretien. Celui-ci devient alors moins attractif, voire redouté.
Et s’il y a un endroit où le collaborateur doit se sentir bien et avoir la certitude que relationnellement, rien ne se passera de désagréable, c’est bien le lieu où il travaille. Sa performance est notamment calibrée par sa capacité à être détendu – pas avachi ou mou – pendant le travail et le souvenir, même inconscient, d’un « traumatisme », ça ne contribue pas à la détente…
Combien d’enfants sermonnés, engueulés dans leur chambre - qui est souvent le lieu du travail scolaire - quant à leur mauvais bulletin – pardon mes chers enfants… enfin… surtout un ….- , finissent pas avoir une détestation du lieu, de l’activité « travail scolaire » et parfois du parent engueuleur !
Quatrième interdit : déléguer l’entretien au N+2 ou à une personne du service RH.
Le manager conforte son crédit en ayant le courage de rencontrer son collaborateur dans les situations les plus délicates, comme celle-ci par exemple. Déléguer ou accepter qu’une autre personne s’en charge, c’est céder à une petite lâcheté qui abîme le crédit du manager.
Cinquième interdit : recevoir le collaborateur à plusieurs : vous et votre N+1 ou une personne des ressources humaines.
Cet entretien n’est pas disciplinaire ! Dans ce cas-là, en effet, de la même manière que le collaborateur peut se faire accompagner, le manager peut se faire assister par son N+1 ou un support RH.
Dès que l’entretien est difficile, toute personne présente en plus du manager risque de rendre le moment beaucoup plus tendu, plus embarrassant – au regard des sujets à traiter dans ce genre d’entretien, inutile d’en rajouter ! – et possiblement engendrer chez le collaborateur une réaction paranoïaque, agressive ou de fuite.
Maintenant, comment s’y prendre ?
Il va falloir rencontrer le collaborateur (3).
Quand ?
Toujours en fin de journée.
Après un tel entretien, il y a de fortes chances pour que le collaborateur souhaite quitter l’entreprise et éviter de passer du temps avec ses collègues en sachant… ce qu’il sait.
À la fin de sa journée de travail, c’est ce qu’il pourra faire. Rester dans un lieu où on vient de vivre un moment difficile, c’est amplifier la difficulté du moment !
Le collaborateur arrive.
Rapidement, il va falloir être à la fois empathique et direct.
Empathique pour que le collaborateur perçoive que nous comprenons par anticipation la difficulté de l’entretien qu’il va vivre, que nous n’avons aucun plaisir sadique à le rencontrer. Et direct pour ne pas rendre le moment encore plus difficile en tournant autour du sujet.
Un coup de scalpel bref est toujours moins douloureux que de nombreux allers et retours d’une lame rouillée d’un couteau à dents….
« X (3) - c’est pas vraiment un prénom, on est d’accord ? -, j’ai quelque chose de difficile à te dire et qui sera sûrement difficile à entendre. J’ai constaté depuis quelque temps, lorsqu’on se rencontre, des odeurs de transpiration (5)
Il s’agit de dire cette phrase avec beaucoup de calme.
Si notre intention en le rencontrant est bonne, notre intonation traduira cette bonté.
Car finalement, pourquoi le voit-on ? Pour éviter que ne se rendant pas compte de la situation - ce qui est très probable -, un jour un collègue ou un client fatigué, en colère, lui en fassent la remarque brutalement et que X se sente humilié, blessé dans sa dignité. Mais aussi pour éviter des situations d’évitements de clients, de collègues qui ne voudraient plus collaborer avec lui, ce qui rendrait la situation beaucoup plus délicate à régler que d’évoquer avec anticipation et tranquillement avec lui le sujet
Rencontrer un collaborateur pour garantir que sa dignité ne sera pas abimée ou que son emploi ne sera pas menacé, c’est charitable, non ?
Alors, il faut le faire.
La première phrase est dite, il est urgent de se taire.
Il est probable que X dans un premier temps se taise.
Il faut accepter ce silence.
Ne rien brusquer.
Ecouter ce silence interminable de cinq secondes.
Si X ne parle pas, on conclura… comme nous le verrons plus tard.
X parle.
Peu de chances qu’il vous déclare : « Je me doutais bien que je puais, tu as bien fait de m’en parler ? Tu es un bon chef et je te remercie. Ton courage managérial va m’éviter d’être confronté à des situations enquiquinantes : qu’une personne un jour m’en parle devant tout le monde ou que peu à peu mes collègues ne veulent plus collaborer avec moi, ce qui me mettrait dans un véritable pétrin. Aussi, cher manager, je te remercie du fond du cœur. »
On peut imaginer trois types de réactions qui peuvent se cumuler ou pas :
- l’expression de la gêne : « C’est la honte … »
- la défense par justification : « Impossible ! Je me lave tous les jours ! »
Pour chaque réaction, nous avons imaginé une possibilité de réponse parmi tant d’autres possibles.
Pour la réaction « expression de la gêne » : « Je comprends parfaitement que tu vives mal cet entretien, je ne le vivrais pas mieux à ta place. Si j’ai décidé de t’en parler, c’est pour éviter que d’autres t’en parlent brutalement ou que peu à peu tes collègues ne veuillent plus travailler avec toi »
Pour la réaction « incompréhension » : « Je comprends ton étonnement, d’autant plus que dans une vie passée j’ai été personnellement confronté à un problème de transpiration et avant qu’on ne m’en parle, je ne m’en étais pas rendu compte »
Je vous entends : « Mais…mais ce n’est pas vrai ! Je n’ai jamais été concerné par ce problème. Et dire que je l’ai été, c’est mentir. Et mentir, c’est pas bien du tout du tout du tout. C’est mal. Très mal ! Rhôôôôô mais alors ! Je ne mange pas de ce pain-là, moi,Môôôôôôssieur !»
Vous n’avez jamais été concerné ? C’est vraiment vrai, ça ? Bon admettons.
Oui, c’est vrai… Ne pas dire la vérité, c’est un mensonge. Mais lorsque le mensonge a vocation à aider, alors on peut y voir un acte moral de charité plus que l’immoralité du mensonge. De plus, évoquer le fait d’avoir eu nous-même un problème identique – et non pas son conjoint, un ami, un parent -, c’est en creux témoigner qu’on ne réduit pas la personne à son problème en le regardant comme atteint d’un tare, mais qu’on le regarde comme un ami qui peut vivre de par sa condition humaine des situations comme celle-ci.
Enfin, la défense par justification : « Impossible ! Je me lave tous les jours ! »
« Je n’ai pas imaginé une seconde qu’il puisse s’agir d’un manque d’hygiène. Les problèmes d’odeurs désagréables peuvent avoir plusieurs origines. À titre personnel, j’y ai été confronté »
Même remarque que précédemment sur le mensonge.
Ensuite, il faut conclure : « X, c’était important que nous puissions évoquer le sujet. Naturellement, je te redis que tu peux compter sur ma totale discrétion quant au sujet et à notre échange. Je compte sur toi pour gérer la situation. Je te souhaite une bonne soirée »
Garantir la discrétion, la plus absolue confidentialité : le
manager ne doit pas communiquer auprès des autres
collaborateurs quant à l’entretien qu’il a eu avec X et le sujet
qui y a été abordé. Garantir la confidentialité des échanges
est un message essentiel à donner à chacun des collaborateurs au moment où on arrive dans l’équipe ou lorsqu’un nouveau collaborateur l’intègre : « Il y aura sûrement des moments où j’aurai besoin de te dire des choses difficiles ou évoquer des sujets délicats. Je te garantis la plus grande confidentialité lorsque ça arrivera. »
Même si, on l’a déjà dit, c’est important de le réaffirmer à ce moment-là, car le collaborateur aura sûrement besoin d’être rassuré à ce sujet.
N’oublions pas que dans de très nombreuses situations, le manager garde son crédit en étant capable d’incarner cette maxime : « Le manager doit souvent être semblable à Bernardo (6), réincarné en carpe, ayant élu domicile sur une tombe ».
« Je compte sur toi pour gérer la situation » : en effet, ce n’est pas un sujet « métier » pour lequel le manager a un devoir d’assistance.
Ensuite, on n’en reparle pas… Jamais. Ce serait inutile et maladroit : « Dis-moi X, je suis entré dans ton bureau et ça ne sent pas la transpi ! C’est bien, mon gars… Suis content de toi ! Et là, ça fait une minute que je te parle… Pas un effluve de transpiration. Nickel. Vraiment bien. Bravo, bravo ! »
Pour terminer, n’oublions pas qu’un jour ou plusieurs, nous avons tous été et nous serons encore probablement tous, le puant de quelqu’un. Tant que ça ne qualifie pas un comportement hautain, finalement ce n’est pas si grave !
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
(1) Pourquoi pas ?
(2) Jeff Tuche, sors de ce corps ! Ça va les cinéphiles ?
(3) Nous ne lui donnerons pas de prénom pour éviter de faire une association d’idées entre le prénom choisi et l’odeur de transpiration… Pourtant, j’en avais des idées…
(4) X n’est pas l’abréviation de Xavier. ? Ni de Xavière d’ailleurs… Ça arrive aussi aux filles de sentir la transpiration, même aux princesses !
(5) Transpiration… Ou mauvaise haleine… Ou… Nous vous laissons terminer la liste.
(6) Bernardo est le fidèle serviteur de Don Diego de la Vega dont il partage la complicité de la double identité de Zorro. Il se fait passer pour sourd-muet, mais il n'est que muet et fait part à son maître des indiscrétions qu'il peut entendre.