Je mens
Isaïe est responsable d’une équipe de préparateurs de commandes. Un matin de juillet, alors qu’il se rend en voiture à son travail, arrêté à un feu rouge, il aperçoit Loïc, assis à la terrasse d’un café. Isaïe approche la main de l’avertisseur sonore et au dernier moment renonce à appuyer et déclencher un « tuuuuuuuuuuuuut » si peu mélodieux.
Par ce klaxonnement, Isaïe voulait attirer l’attention de Loïc et lui faire un signe de la main pour le saluer. Isaïe s’est ravisé en pensant : « Laisse Loïc tranquille ! Il va te voir toute la journée dans l’entrepôt. Je sais très bien pourquoi il se trouve à cette terrasse. L’Olympique Lyonnais a gagné la coupe de France hier et Loïc s’est levé tôt ce matin pour s’octroyer une heure de bonheur : boire ses cafés sur une terrasse ombragée, en lisant l’Equipe et les articles élogieux à propos de son club, les interviews des joueurs, de l’entraîneur, du président et des supporters. »
Isaïe redémarre. Dans son rétroviseur, l’image de Loïc s’éloigne, puis disparaît. Isaïe envie Loïc, mais il doit démarrer sa journée à 7h00, pour préparer le travail qu’il donnera à ses préparateurs lorsqu’ils arriveront à 8h00.
Loïc regarde sa montre : 7h50. Il est temps de partir pour arriver à l’heure au travail. Problème : Loïc n’a pas terminé la lecture de l’Equipe. Dilemme : se lever, payer, rentrer dans sa voiture et arriver à l’heure à l’entrepôt ou rester assis, faire signe au serveur pour qu’on lui apporte un troisième café et poursuivre quelques minutes la lecture de l’Equipe. Décision : l’option deux.
Loïc n’est pas très fier de son choix. Il se bricole à peu de frais une plaidoirie interne pour se convaincre qu’il a raison de prendre cette décision et ainsi retrouver un équilibre psychique nécessaire pour apprécier le temps supplémentaire qu’il s’offre pour sa lecture. « Actuellement, il n’y a pas trop de boulot…. Onze ans que je travaille dans cette boîte, ce sera mon premier retard…. Le nombre de fois où je suis resté quelques minutes de plus en fin de journée pour terminer une commande, ça compensera un peu…. Isaïe ne me dira rien, l’entreprise galère pour recruter des préparateurs de commandes, elle ne prendra pas le risque de me contrarier pour un si petit retard ».
Sa plaidoirie est un leurre qui a le mérite momentanément d’endormir sa culpabilité.
Un quatrième café…. Un cinquième… Il est 8H40 !
Loïc aimerait rester encore un peu, il n’a pas terminé sa lecture, mais cette fois-ci la culpabilité gagne le match contre son désir de commander un sixième café et s’octroyer encore quelques minutes de plaisir.
Arrivé à 8h50, Loïc passe rapidement au vestiaire pour se changer et entre dans l’entrepôt.
Isaïe croise Loïc : « Tu es là ! Je commençais à m’inquiéter… On est à la bourre, Carrechan a avancé sa date de livraison, il faut préparer leurs neuf palettes aujourd’hui. Je te laisse t’occuper de la B789 et de la B790. Merci Loïc »
Loïc est un peu soulagé. Il pensait se faire recadrer et finalement, au regard de la situation tendue, son arrivée, même tardive, est vécue comme une bonne nouvelle : les préparations de palettes seront faites.
Un quart d’heure avant la fin de la journée de travail, Loïc reçoit sur sa tablette un message d’Isaïe : « Loïc, avant de partir, passe me voir dans la salle de réunion, j’ai un truc à te dire. Merci. »
Loïc n’aime pas ça : « Je vais me faire engueuler pour mon retard de ce matin ! »
Il essaie de se rassurer : « C’est peut-être autre chose, j’ai croisé Isaïe à plusieurs reprises dans la journée, il m’aurait déjà engueulé s’il l’avait voulu. »
Toc toc !
- Entre Loïc !
- Tu voulais me voir ?
- Yes. Ce matin, tu es arrivé avec une heure de retard. Silence d’Isaïe.
Loïc en profite pour se justifier. Sa justification est un mensonge (1) : « Ouais, je suis désolé, mais au moment de partir, un gars s’est cassé la gueule à une cinquantaine de mètres devant moi en vélo. Il est lourdement tombé. J’ai attendu quelques secondes pour voir s’il se relevait. Il est resté au sol, alors j’ai couru vers lui. Il grimaçait et m’a dit ressentir une énorme douleur dans la jambe. Je te la fais courte. J’ai appelé les pompiers et je suis resté avec lui en les attendant. Ils sont arrivés vingt minutes plus tard et ont embarqué le gars direction l’hosto. Je n’ai pas pu partir immédiatement car un pompier m’a demandé de remplir un formulaire pour expliquer ce que j’avais vu. Une fois terminé, je suis arrivé le plus vite possible ».
- Je comprends ! Tu as bien fait de t’occuper de ce gars et j’espère que ce n’est pas trop grave. Loïc, on est OK : tu commences à 8h00 et si tu as un empêchement, tu me contactes pour que j’évite de m’inquiéter et que je puisse si c’est nécessaire réorganiser l’activité.
- Oui… Bien sûr… J’avoue que ce matin, je n’y ai pas pensé… J’étais un peu stressé.
- Merci Loïc. Bonne fin d’après-midi.
Tout le monde est content :
• Isaïe, car il a fait ce que tout manager doit faire lorsqu’un collaborateur n’est pas au rendez-vous de ses obligations : le rencontrer pour en faire le constat et lui rappeler les attentes.
• Loïc, qui se dit : « Je m’en suis bien sorti… Limite je passe pour un petit héros du quotidien… OK, mon pipeau c’est pas top top top… Y’a pas mort d’homme non plus ».
Sauf que… Loïc a menti !(1)
Et mentir, c’est mal. Pas bien du tout. Pas bien du tout du tout du tout. Tout le monde sait que mentir, c’est immoral.
Comment se fait-il que son manager ait fait semblant de croire son histoire de cycliste blessé ?
Il aurait pu, peut-être même dû, confronter Loïc à son mensonge. Loïc aurait eu honte ! Et cela aurait été une bonne leçon.
Isaïe aurait pu, peut-être même dû, imposer à Loïc l’absorption d’un cachet de Moraline 100 et un autre de Culpabiline 20 Mg : « Loïc, que tu arrives en retard, ce n’est pas top mais pas très grave… Mais mentir, me mentir !!! (1), ça, c’est gravissime… Blablablabla… Comment pourrai-je à l’avenir de faire confiance, si tu ne dis pas la vérité ? Blablabla… La confiance, c’est le ciment de la cohésion sociale et la vérité son ingrédient essentiel. Sans confiance, c’est l’effondrement de la société. Et toi Loïc, tu m’as menti (1) avec un tel aplomb… Blablablabla… Je me demande si finalement tu ne me mens pas depuis des années ! La semaine dernière, lorsque tu m’as dit avoir retrouvé ta tablette de préparation abîmée, par exemple ! Mais finalement, à la lumière de ce qui vient de se passer, je peux légitimement me demander si ce n’est pas toi qui l’a cassée et que tu m’as menti pour te protéger… Blablablabla… Mentir (1), ce n’est pas un comportement adulte… Blablablabla…Tu as quel âge Loïc ? 37 ans !...Blablablabla… Tes parents ne t’ont pas appris à dire la vérité ? Je suis certain que si. Blablablabla… « Seule la Vérité vous rendra libres » (2). Loïc, j’aimerais que tu réfléchisses à cette maxime de… de… peu importe, je ne sais plus… Peut-être de Franck Ribéry… À moins que ce soit de Mimie Mathy, je confonds un peu les deux… Blablablabla…
Je suis déçu ! Déçu déçu déçu… Blablablabla… Tu es décevant ! Tu me fais beaucoup de peine… Blablablabla… Tellement déçu ! Blablablabla… »
Parler du mensonge de Loïc, moraliser et culpabiliser n’a pas été le choix d’Isaïe.
Pour trois raisons : d’abord, regardons-nous avec courage et lucidité. Qui ne ment pas ? Vous ? C’est sûr ? Moi, je mens (1) Ne vous offusquez pas ! « On se calme et on boit frais à Saint Tropez. (3) »
Je ne mens pas H24, mais sûrement trop. Sur des sujets pas trop graves le plus souvent, et parfois… un peu graves quand même.
D’ailleurs, c’est quoi un menteur ? Quelqu’un qui dit presque toujours la vérité, non ?
Je ne dis pas toujours la vérité.
Possible que je sois en train de choquer les âmes parfaites qui déclarent leur haute moralité sur les réseaux sociaux : « Alors moi, je déteste le mensonge. Je ne mens jamais. Je préfère qu’on me dise des vérités difficiles plutôt que l’on m’endorme avec des mensonges… Le mensonge, je ne peux pas… Dehors les menteurs ! Les hypocrites aussi ! J’ai trop souffert…».
Alors, bien sûr, je peux considérer que lorsque je mens (1), ce n’est pas vraiment un mensonge, mais le moyen le moins pire pour ne pas faire de mal inutilement. Des parents me demandent si j’aime le prénom qu’ils ont choisi pour leur héritier. La vérité, c’est que je n’aime pas. Alors je choisis de taire cette vérité et de la remplacer par le mensonge (4)
Par charité… N’empêche que je mens (4) : « Oui, c’est très joli ! ».
On attribue cette citation à Pierre Perret ou Saint François de Sales : « Une vérité qui n’est pas charitable ne procède pas d’une charité véritable ».
Alors, si le mensonge peut-être charitable, mentons !
Mais le plus souvent, je ne mens pas par charité.
Je mens par bêtise, petite lâcheté ou intérêt personnel. Comme mon ami Loïc.
Et là, mon mensonge ne peut pas se parer de la vertu de charité. Mon mensonge est une tromperie. Après avoir menti, je fais comme je peux avec ma conscience. Je m’auto-justifie que j’ai raison de mentir. Comme mon frère en humanité Loïc.
Parfois, je me promets de ne plus jamais mentir. C’est mignon, la naïveté…
Enfin, bref, comme mon ami Loïc, je ne choisis pas toujours la voie de la vérité et de la responsabilité.
Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge du mensonge, encore moins de l’encourager. Mais seulement de ne pas s’effaroucher devant de bêtes mensonges en se souvenant que nous… Que moi aussi, je suis capable de mentir (1). Que moi aussi, non seulement j’en suis capable, mais je mens (1).
Naturellement, il n’en serait pas de même si le mensonge portait sur un sujet grave qui pourrait porter atteinte à la sécurité ou à la dignité. Il faudrait en parler avec Loïc.
Pas pour culpabiliser ni moraliser mais pour réparer si c’est possible. Et peut-être sanctionner Loïc.
La deuxième raison, c’est qu’en tant que managers, nous ne sommes pas les parents ni les éducateurs de nos collaborateurs. Ce ne sont pas des enfants, mais des adultes. En ce sens, nous n’avons pas à leur dire ce qui est bien ou mal. Nous avons à exiger des comportements et des attitudes qui sécurisent la performance, la cohésion, mais en aucun cas à donner des leçons de morale.
C’est exactement ce qu’a fait Isaïe : « Si tu as un empêchement, tu me contactes pour que j’évite de m’inquiéter et que je puisse réagir. »
Rien de plus, et c’est largement suffisant.
Enfin, troisième et dernière raison : en supposant même que nous soyons hyper droits dans nos bottes, que nous ayons les fesses parfaitement propres, bref : « Le mensonge ? Moi, jamais ! », dire à Loïc que l’on sait qu’il a menti et lui infliger une leçon de morale, c’est totalement inefficace au regard de l’objectif de mon entretien.
Isaïe reçoit Loïc seulement pour redire le comportement attendu à l’avenir. Rien d’autre. L’obsession d’Isaïe, c’est de s’assurer que Loïc sait ce qu’on attend de lui.
Ce matin, Loïc a été hors-jeu. Il n’a pas appliqué la règle qu’il connaît car son manager en parle régulièrement : « On tient ses engagements – ponctualité, respect des délais, de la parole donnée…- et si un impondérable empêche de les tenir, on prévient sans délai.»
Le hors-jeu de Loïc ne dit pas qu’il a oublié la règle, mais ne pas évoquer son écart pourrait lui laisser penser que celle-ci est caduque.
Isaïe ne veut pas par son silence permettre à une telle croyance de s’installer dans la tête de son collaborateur. Alors, il le rencontre « juste » pour ça.
Parler du mensonge, c’est prendre évidemment le risque de déraper ensuite sur un cours de morale hors-sujet, de braquer inutilement Loïc et de le rendre hermétique et sourd lorsque qu’Isaïe, enfin, abordera le seul sujet de l’entretien : ce qu’il attend à l’avenir.
Se tromper de sujet, c’est une attitude managériale démotivante pour le collaborateur.
Et le management se doit d’être motivant.
Nous avo… J’ai un petit… énorme côté redresseur de torts, donneur de leçons de morale, et dans la situation vécue par Isaïe, j’aurais évidemment eu envie de parler du mensonge.
Très envie.
Beaucoup plus, d’ailleurs, en m’offusquant du comportement de Loïc, pour dire « en creux » que moi, je suis un mec bien, un « pur ». Ma sanctification n’est qu’une question de temps…
Bref, parler du mensonge de Loïc par orgueil.
Ne pas en parler, oui, ça peut être extrêmement difficile. Compliqué de ne pas en parler à Loïc durant l’entretien ou des mois plus tard. Encore plus compliqué de ne pas en parler aux autres – collègues, collaborateurs.
Il nous faut retenir parfois nos bas instincts.
En effet, le management, ce n’est pas faire ce que l’on sent, mais faire ce qu’il faut.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
(1) Ce n’est pas bien.
(2) Après vérification : Jésus-Christ, charpentier, cité par Jean dans l’Evangile de Jésus-Christ :Jean 8, 31-42
(3) « On se calme et on boit frais à Saint Tropez » : film du grand Max Pécas, prochainement sur Arte.
(4) Ce n’est pas bien… Quoique ?