En passant
Il y a certainement parmi vous des coureurs de marathon.
À défaut, des spectateurs de coureurs de marathon.
À défaut, vous savez ce qu’est un marathon !
Tous les cinq kilomètres, est proposé aux coureurs un ravitaillement (1).
Oublions les meilleurs qui se contentent de quelques gorgées d’eau avalées en continuant de courir à près de 20 km/h.
Que trouvons-nous sur ces « ravitos » ? De l’eau, des bananes découpées en morceaux, des carrés (2) de chocolat, des tranches de pain d’épices, des quartiers d’orange…
Observons maintenant les coureurs au ravito du 25ème kilomètre, soit le cinquième sur les huit proposés.
Les participants qui terminent le marathon dans un temps compris entre 2h45 et 3h30 se contentent de ralentir un chouia à l’approche du ravito, d’attraper rapidement de quoi se réhydrater, prévenir une fringale, et boivent et mangent en poursuivant leur effort.
Ceux qui parcourent les 42, 195 Km (3) en plus de 3h30 mais moins de 04h00, se servent rapidement et marchent quelques mètres, quelques secondes, le temps d’ingurgiter, et se remettent à courir.
Enfin, les plus nombreux, ceux qui prennent leur temps et pour qui au moins 04h00 seront nécessaires avant de franchir la ligne d’arrivée, s’arrêtent une minute ou deux, prennent le temps de souffler, d’échanger leurs impressions avec les autres coureurs, de remercier les bénévoles qui s’occupent du stand « ravito ».
Mais quel que soit le temps mis par les coureurs, on n’en a jamais vu un s’asseoir et demander la carte pour faire son choix et passer sa commande : « Bien… Je vais commencer par une douzaine d’huîtres, je poursuivrai par un sanglier à la crème accompagné de cèpes, un trou normand pour faire glisser tout ça, le plateau de fromages, et pour le dessert… Ben, ce sera… les desserts ! Envoyez le chariot ! Pour le vin, je vous fais confiance, je veux le meilleur »
Le ravito ne sert qu’à constituer un apport énergétique immédiatement utilisable -sucres rapides- pour permettre à l’organisme, et donc au coureur, de poursuivre un effort intense jusqu’au prochain ravitaillement.
Ainsi de cinq kilomètres en cinq kilomètres, de ravitaillement en ravitaillement, chaque coureur peut «faire un petit plein » lui permettant de créer l’énergie dont il a besoin immédiatement.
Un « ravito », c’est une centaine de calories absorbées en quelques secondes, alors que la dépense énergétique totale d’un marathon est d’environ 4000 calories.
À l’issue du marathon, il va falloir que le coureur reconstitue ses forces par une alimentation plus riche et copieuse.
C’est la fin du marathon !
Judith est fière d’elle.
C’est sa première participation à cette épreuve. Elle s’est remise à faire du sport il y a deux ans, après un arrêt total d’une vingtaine d’année – une grave rupture de motivation – et son objectif pour cette épreuve était de franchir la ligne d’arrivée en moins de 4h15.
Elle a pulvérisé son objectif : 4h04 !
À l’arrivée, elle se jette dans les bras de Bertrand, son mari, l’embrasse tendrement et lui montre fièrement sa médaille de « finisher » en ajoutant : « La première d’une longue série, je recommence l’année prochaine… »
Elle est heureuse et son mari est fier d’elle.
Judith est fière d’elle et Bertrand est heureux.
Il admire Judith et sa persévérance – trois à cinq entraînements hebdomadaires pendant 8 mois et plus de 1200 kilomètres parcourus -, elle admire Bertrand pour sa patience et ses encouragements durant toute cette période.
Bertrand a été son premier supporter.
Pour l’encourager, mais aussi pour supporter ses sautes d’humeurs, nombreuses pendant ces huit mois de préparation.
« Ma puce, on rentre à la maison. Tu prends une douche parce que tu pues mais je t’aime quand même, et pour te détendre. Pendant ce temps, je m’affaire en cuisine pour te préparer un bon repas. Vendu ? »
Judith est une cliente facile à convaincre : « Vendu ! »
Judith est détendue et propre.
Depuis la cuisine, Bertrand lui crie : « Installe-toi dans la salle à manger, j’ai dressé la table… J’arrive, mon ange »
La jeune marathonienne entre dans la salle à manger et découvre les assiettes offertes à l’occasion de leur mariage dont ils ne se servent que pour les grandes occasions, les couverts en argent, les verres en cristal, les serviettes damassées blanches en lin sur lesquelles on peut lire les initiales CM brodées : Camille Marelle, la grand-mère de Bertrand.
Bertrand a joliment éclairé la pièce en fermant les volets et en plaçant un chandelier au centre de la table. Les flammes vacillantes des chandelles font danser les ombres sur les murs. Il a discrètement posé une enceinte qui diffuse la musique d’une playlist trouvée sur Youtube : « Soirée en amoureux au coin du feu ».
Judith est affamée, et plus encore heureuse d’avoir épousé un homme si prévenant et si serviable.
Bertrand arrive en bombant le torse. Son bras est plié, et sur la paume de sa main est posé un plat sur lequel il a déposé une cloche bling bling qui brille, en argentoc qui de loin fait son petit effet.
Judith sourit de la gaminerie de son mari.
Bertrand pose le plat sur la table et après trois secondes de silence, clame : « Madame est servie » en retirant dans un mouvement rond et ample la cloche.
Judith découvre le plat : un demi-abricot, 25 cl d’eau, un morceau de sucre et un quart de tranche de pain d’épices.
Le charme est rompu brutalement.
Avec nos collaborateurs, si nous n’y prenons pas garde, c’est un peu ce que nous faisons parfois…
Considérons chaque mois comme un marathon.
Nos collaborateurs courent, ou plutôt travaillent : ils débutent un travail, une mission, avancent significativement sur telle ou telle tâche, font preuve d’initiative intéressante, remportent des petites ou grande victoires.
Régulièrement, en les croisant, nous leur faisons part de notre satisfaction.
En les croisant… En passant !
« Jordan, je me magne, j’ai mon taxi qui m’attend. J’ai lu la version 1 de ton rapport, c’est vraiment bien »
« On a terminé de passer en revue tes dossiers urgents… Ah si, avant de partir, je suis passé sur le chantier, ça avance bien…Tu fais du bon boulot, Hugo… Je te laisse, j’enchaîne avec une réunion Teams »
En passant devant la machine à café : « Béatrice, j’ai eu M.Duval au téléphone, il m’a dit qu’il était très content de ton travail… Je fonce, je suis à la bourre »
En passant, parce qu’on y pense à ce moment précis, on offre à nos collaborateurs quelques mots, quelques secondes, le temps d’un arrêt au ravito pour les féliciter.
Et c’est déjà pas mal !
Combien de managers oublient de féliciter et s’étonnent de la lente démobilisation de leurs collaborateurs ?
Pas mal, nécessaire, mais pas suffisant.
En effet, ces petits compliments – quelques mots rapides : un constat et l’expression de notre satisfaction –, c’est l’équivalent des ravitos évoqués plus haut. Quelques secondes durant lesquelles le collaborateur va rapidement entendre d’abord, et absorber ensuite, quelques mots de réconfort, d’encouragement.
Les collaborateurs sont ravis d’entendre leurs managers leur faire part de leur satisfaction, mais ces quelques secondes d’un monologue du manager ont une efficacité motivationnelle assez light.
De la même façon que le ravito permet de poursuivre l’effort quelques kilomètres, la valorisation « en passant » c’est un peu de motivation donnée au collaborateur : 25 cl d’eau et deux rondelles de banane.
Un peu, c’est tellement mieux que pas du tout !
Mais nos collaborateurs ont besoin de beaucoup de motivation. Et un des moyens de leur en fournir, c’est le « feed back positif », pour reprendre une expression lue et relue dans tous les bons et mauvais ouvrages de management.
De la même façon que des ravitaillements ne suffisent pas à récupérer l’énergie dépensée durant un marathon, les feed back positifs « en passant » ne permettent pas de récupérer l’énergie dépensée et d’en stocker suffisamment pour poursuivre longuement les efforts nécessaires à l’accomplissement d’un travail.
Aussi convient-il parfois de préparer la table afin de servir un plat motivationellement consistant et riche à nos collaborateurs…
Exactement comme ne l’a pas fait Bertrand !
Ce plat fortement reconstituant, c’est la capacité des managers à prendre le temps de vraiment rencontrer leurs collaborateurs pour leur faire part de leur satisfaction et ensuite de se taire pour les écouter activement raconter leur match.
Il ne s’agit évidemment pas de planifier ces rendez-vous, puisque le sujet du feed back positif – de la valorisation d’un travail –dépend de l’actualité de la vie de nos collaborateurs.
Ce que nous suggérons, c’est de nous assurer qu’au moins une fois par mois, nous proposions à notre collaborateur de nous rejoindre dans un endroit isolé et calme, où l’on peut s’asseoir – c’est l’un des signes qui montrent le désir de prendre du temps avec et pour l’autre – et surtout se parler sans crainte d’être dérangés, afin de lui faire part d’un motif de satisfaction et se taire pour le laisser s’exprimer.
Cet entretien peut durer 6 à 20 fois le temps de la valorisation « en passant » estimée à environ 30 secondes, soit entre trois et dix minutes.
Le temps que prendra l’entretien va dépendre du collaborateur puisque c’est lui qui va s’exprimer.
En fonction de la qualité de la relation – méfiance ou confiance -, de l’appétence spontanée du collaborateur à s’exprimer facilement ou pas, et surtout de la capacité du manager à VRAIMENT écouter ACTIVEMENT son collaborateur, l’entretien sera plus ou moins long et consistant.
Il est essentiel que le collaborateur perçoive à travers le comportement du manager que celui-ci a le temps et le désir de l’écouter.
Il est possible que le collaborateur s’exprime peu – timidité momentanée, ce qui est parfois le cas avec les nouvelles recrues, ou parce qu’un collaborateur fait la gueule s’il n’a pas digéré le recadrage de la veille -.
Cela n’a aucune importance, l’essentiel étant que les collaborateurs perçoivent qu’ils ont vraiment la possibilité de s’exprimer et l’attention totale de leur manager.
Avec le temps, le collaborateur un peu impressionné par son manager le sera de moins en moins et sa capacité à s’exprimer en sera renforcée. Quant au collaborateur boudeur, il finira bien par digérer sa Valda et retrouver l’usage de la parole…
Le compliment rapide, la valorisation « en passant » n’apportent que quelques calories motivationnelles, là où la valorisation « assise », la valorisation qui prend son temps offrent 1000 fois plus de calories.
Le besoin vital de chacun d’entre nous, c’est d’être reconnu par les personnes importantes dans notre vie.
La meilleure manière de reconnaître quelqu’un, c’est de lui offrir un temps d’écoute active de qualité exceptionnelle – l’écouter longuement, sans l’interrompre, sans lui raconter notre guerre - sur un sujet positif, un sujet qui justifie qu’il soit fier de lui et vous de lui : un progrès significatif, une première victoire, un succès dans un environnement hostile…
Un acte de valorisation n’est pas un monologue, aussi bien construit soit-il - gardons ça pour les oraisons funèbres -, mais bien plus un manager qui s’assoit dans l’obscurité d’une salle de spectacle afin de regarder attentivement et écouter activement - donc en évitant de s’endormir - son collaborateur sur la scène, éclairé par la poursuite, qui raconte librement et fièrement son exploit.
Alors oui !
Valoriser qualitativement demande un investissement de temps : dix minutes par collaborateur et par mois, soit une heure pour un manager qui piloterait 6 collaborateurs - moyenne constatée - et 325 heures mensuellement pour qui manage en direct 1950 collaborateurs – moins souvent observé -.
La seule manière de vraiment investir ce temps, c’est d’avoir une conviction ancrée sur les bénéfices de cette valorisation.
Ce sera l’objet d’un prochain billet.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
(1) « Ravito » dans notre langage à nous, les pros de la course de fond.
(2) Carrés ou carreaux de chocolat, c’est au choix
(3) 42,195 km : non, je ne chipote pas, les 195 mètres sont importants. Hyper importants, même. 42 km, ça passe crème. 42,195 km, là c’est rock’n’roll.
(4) « Au 25ème » dans notre langage à nous les pros (6)
(5)
(6) « Pros » dans notre langage à nous les pros (3) manière de parler des professionnels
(7) Puisque vous me posez la question, oui, j’ai couru quatre fois le marathon. Mais je n’aime pas trop en parler…trop humble pour ça.
(8)
Muselière fixée
sur les téléphones, écrans des ordinateurs éloignés de nos pupilles et claviers
hors de portée de doigts.