On sert pas en terrasse ! (1)
05 août 2021, dans une petite ville.
J'aime aller travailloter dans les bistros.
Je choisis la brasserie du théâtre.
C’est gentiment cossu, joliment coquet et situé dans un endroit chic et passant d’une petite ville de 35 000 habitants.
Je m'assois "en terrasse". Je patiente 20 minutes. Un coup d'œil à travers la vitrine, trois clients à l'intérieur.
Je décide de rentrer pour commander. Après tout, peut-être n'ont-ils pas eu le temps de me repérer !
"Bonjour, j'aimerais un coca zéro, s’il vous plaît. Je suis assis à l'extérieur "
" On sert pas en terrasse aujourd'hui"
"Ha ?!"
"Ben oui, il pourrait pleuvoir"
Dans son intonation, j'entends " connard".
Dans son regard, je lis très clairement que je le suis.
Dans son rictus grimaçant, je comprends que ce statut restera longtemps pour lui ma marque de fabrique.
C’est vrai, il a plu il y a une heure.
Il ne pleut pas pour le moment. Le ciel est bleu assaisonné de quelques nuages décoratifs. Mais c'est vrai, la probabilité qu'il pleuve dans quinze minutes, une heure ou trois jours est importante.
Qu'il neige, un peu moins... forcément, hein ! C'est l'été.
Depuis janvier et mes bonnes résolutions, j'essaie de choisir mes combats. Je décline celui-ci, je ne tenterai donc pas de convaincre ce grand professionnel de la restauration que le service en terrasse est possible. Il aura sûrement des arguments intéressants pour m'expliquer doctement que j'ai tort.
Donc, je compréhensive en tentant de ne pas rictuser : " Je comprends ".
En fait, non, je ne comprends pas...Mais mon interlocuteur a l'air tellement soulagé que le demeuré que je suis à ses yeux (2), semble avoir deux secondes de lucidité.
En revanche, si je choisis mes combats, je ne peux m'empêcher d'interroger :
- Dites-moi, en cette période de Covid, vous devez vivre l'enfer ?"
- M'en parlez pas ! Il va tuer la restauration" chouine-t-il en prenant l'air que je prends lorsque à la boulangerie, le mec devant moi a pris le dernier jambon-beurre que j'envisageais d'assassiner...
Je compatis et je quitte l'établissement en sursis.
Ben oui ! Suis-je sot ! Où avais-je la tête ! Le COVID.... Forcément.
Bêtement, je ricane quelques secondes en pensant au propriétaire, qui dans quelques mois, écrira à la peinture blanche, sur la vitrine de ce triste lieu fermé définitivement, en se croyant finaud de paraphraser Omar :
" Le Covid m'a tuer» (3)
Encore une pauvre victime innocente d'un environnement pervers...
J'écris mes états d’âme agacés, assis sur un banc à proximité de ce futur ex-café.
En dix minutes, six personnes sont venues s'asseoir. Une famille - les parents et deux enfants- et deux quadras en costume… Si, si ... juré...
Il y a un vrai progrès : le serveur est prestement sorti pour déclamer à quelques mètres de ceux qui aujourd'hui ne seront pas clients : " On sert pas en terrasse" (4)
Aussitôt, il rentre dans son café...Il a raison, une averse est si vite arrivée.
Faudrait peut-être penser à lui octroyer une prime de risque.
Pardon ? Je n'ai pas bien entendu. Vous pouvez répéter votre question.
"A-t-il proposé aux "pas" clients de les servir à l'intérieur ? "
"Allons, allons ! Vous n'y pensez pas !"
Je vous laisse hypothèser le chiffre d’affaires perdu en trente minutes et faire des multiplications pour évaluer le manque sur la journée, sur la saison et penser aux conséquences !
J'ose espérer que ce collaborateur n'est pas le propriétaire de l'établissement, quand même !
Alors j'imagine ce qu'il se passera à 20h00.
Appel du propriétaire en vacances mais soucieux de suivre la vie de son bistro :
- Alors Paulo, ça a donné quoi le chiffre aujourd'hui ?
- 376 €.
- C'est peu...
- Pas d'ma faute s'il ne fait pas beau...
Encore un qui saura expliquer pourquoi il a raison d'échouer...
Dites-moi la vérité, ça se sent que je suis agacé ?
Allez....en septembre, je reprends le travail avec une conviction : l'envie de servir, de faire réussir les clients dans leurs motivations, prime la conjoncture.
Je suis naïf !
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonnes réflexions !
(1) « On NE sert pas en terrasse » : la négation complète est partie en vacances.
(2) Qui a pensé : « Aux miens aussi ! » ? Pas très gentil, hein !
(3) Phrase tracée sur un mur pour « dénoncer » l’auteur d’un crime : « Omar m’a tuer ». (Erreur d’orthographe authentique). De nombreux commerçants de centre-ville ont repris cette formulation pour dénoncer Amazon comme leur assassin en affichant sur la vitrine de leur commerce fermé : « Amazone m’a tuer » …Certains commerçants étaient des salons de coiffures, des boulangeries. Etonnant, non ! (5)
(4) La négation est partie en vacances…elle a embarqué aussi la notion de service clients
(5) « Etonnant, non ? » : Leitmoviv utilisé par Pierre Desproges (6) pour conclure son émission « La minute nécessaire de monsieur Cyclopède, diffusée en 1982
(6)
Pierre Desproges : chic type décédé beaucoup trop tôt dont le décès a
été annoncé par ce laconique communiqué : « Pierre Desproges est mort
d’un cancer. Etonnant, non ? »