Monsieur Cosinus a l'empathie du crotale

Premièrement, offrez-moi, le temps de la lecture des premiers paragraphes de ce billet, un pouvoir absolu sur vous.

   Deuxièmement, imaginez quelques minutes que votre compteur temps indique 40 ans depuis le jour où vous avez présenté votre joli minois à vos parents ravis.

   Certains sourient, d’autre moins.

   Imaginez également que la dernière fois que vous ayez fait du sport, c’est lorsque l’Éducation nationale avait encore un peu d’emprise sur vous, soit il y a plus de deux décennies. Imaginez enfin que durant ces deux décennies sans activité sportive régulière, vous vous soyez joliment arrondi : 1 kilo par année. Aujourd’hui, lorsque l’ascenseur est en panne et que vous devez monter trois étages à pied, vous appréhendez cet effort, et arrivé à destination, vous matérialisez les causes de l’appréhension : suée soudaine et incontrôlable, cœur qui s’emballe, muscles – muscles ? si, si - douloureux…

 

   Vous êtes dans la peau du personnage ? Parfait.

  

   Maintenant, j’utilise mon pouvoir.

   Par ma simple pensée, vous vous retrouvez dans un stade, sur la ligne de départ d’une piste de 100 mètres, habillé d’une seyante tenue de sport et chaussé de « running » flashy à défaut d’être simplement jolies. Je vous demande – intime ! - l’ordre non négociable - pléonasme ? - de courir la distance de 100 mètres.

   Incrédule mais discipliné(e), vous vous exécutez et je chronomètre votre course.

   24 secondes.

   Le record du monde est en dessous des 10 secondes.

   Pas terrible !

   Les 100 mètres ont été partiellement et péniblement courus mais majoritairement marchés… dès le quarantième mètre.   À l’arrivée, vous êtes beaucoup moins en forme que lorsque vous montez vos trois étages pour cause d’ascenseur capricieux. Deux minutes après que vos jambes aient arrêté de vous mouvoir, vous entendez votre cœur poursuivre l’exercice… Il bat à un rythme presque inquiétant. Boum boum. Badoum Badoum. Boum boum…

 

   Je me dirige vers vous : « 24 secondes, c’est nul. J’ai un projet pour vous : le 100 mètres en 17 secondes. Sept secondes de moins. Pour commencer »

 

   Et vous de me rétorquer : « Cher Monsieur, cette sotte plaisanterie a assez duré. Je vous ai donné tout ce que je pouvais et si le résultat ne vous convient pas, soyez gentil d’aller chercher une autre victime. De mon côté, j’arrête là. Je n’ai aucunement l’intention de gaspiller deux soirées par semaine durant six mois pour m’entraîner afin de courir cette noble distance en 17 secondes. Soyez urbain et veuillez m’indiquer les vestiaires afin que je puisse me doucher et ôter ce ridicule déguisement au profit de mes plus beaux atours. »

 

   À mon tour de vous répondre : « Cher vous ! Dois-je vous rappeler que vous êtes sous mon total pouvoir ? Aucun moyen d’y échapper. Et mon projet vous concernant n’est pas de vous faire réussir la discipline dite du 100 m en 17 secondes dans six mois, mais dans 5 minutes ! »

 

   Spontanément, vous vous raidissez et objectez : « Avez-vous perdu la raison ? Mon organisme ne s’est pas encore remis du premier exercice et vous voudriez que je réitère sans délai pour un progrès de 7 secondes ? Quelle utopie incongrue ! Pour cela, il faudrait du temps, beaucoup de temps, de l’entraînement, beaucoup d’entraînement, et de la motivation, beaucoup de motivation. Je n’ai rien de tout ça… Alors 17 secondes dans 5 minutes, Monsieur, ne le prenez pas mal, mais vous n’êtes qu’un doux rêveur »

 

   « Cher vous, si je vous demande de vous repositionner sur la ligne de départ pour parcourir 100 mètres en 17 secondes, c’est que je sais comment vous donner l’énergie d’y parvenir. Écoutez-bien ! Je vais donner le départ et vous allez commencer à courir. Lorsque vous aurez atteint la ligne rouge que j’ai tracée au sol à 30 mètres du départ, je lâcherai Rex, mon gentil pitbull que vous entendez aboyer au loin. Je n’ai presque pas nourri mon gentil toutou depuis 8 jours. Quelques yaourts à 0% de matière grasse et un peu d’eau chaque jour. Il a faim. Très faim ! Il a quatre ans, je le connais bien, et lorsqu’il a faim, il se nourrit de tout… À plus forte raison si ce « tout » est appétissant comme vous l’êtes. Sachez que Rex parcourt le 100 mètres en 11,5 secondes. Aussi, si vous parvenez à franchir la ligne des 100 mètres en 17 secondes, Rex ne vous aura pas rattrapé et vos mollets seront saufs. Je sifflerai, et aussi affamé soit-il, il m’obéira et retournera dans sa niniche où je lui aurai déposé un menu maxi Big Mac et une portion de frites supplémentaire. »

 

   Curieuse histoire, non ?

 

   Alors, selon-vous ?

   Notre coureur forcé va-t-il réussir à parcourir ces 100 mètres en 17 secondes et ainsi éviter de se transformer en entrée-plat-dessert-boisson pour Rex le gentil pitbull ?

   C’est très probable.

   À deux conditions, cependant.

  

   Il faut que notre coureur croie réellement que la menace sera mise à exécution. S’il pense : « Que d’la gueule, c’est du bluff », il ne se passera rien. Dans le cas présent, le coureur a-t-il la certitude que son « manager » est assez fou pour lâcher un chien qui le fera passer de vie à trépas ?

   Deuxième condition : est-ce que le coureur veut échapper à la mort ? Si la « mort » est acceptable, voire souhaitée, la menace ne sera que l’occasion d’accéder à son projet morbide. Imaginons que le coureur se dise ceci : « Je suis fatigué de la vie… Mon projet, c’est d’aller voir dans un ailleurs hypothétique s’il y a un soleil, du miel, du lait et des jeux qui m’attendent. Je n’imaginais pas que ce serait aujourd’hui, en short et maillot technique anti-transpiration et dévoré par Rex, mais bon …allons-y…un mauvais moment est si vite passé ! ». Dans ce cas-là, le coureur plus attiré par sa fin que par sa vie restera statique et se fera dévorer par un Rex ravi de pouvoir se nourrir sans avoir eu besoin de transpirer !

 

   En revanche, imaginons un instant que les deux conditions soient réunies : « Ce mec est un fou, je sais qu’il va lâcher son clebs et qu’il le laissera me bouffer jusqu’au dernier os, et ce n‘est pas du tout du tout du tout mon envie ! ». Dans ce cas précis, notre coureur va spontanément allonger la foulée, lever les genoux, s’aider de ses bras, regarder droit devant lui et atteindre la ligne des 100 mètres en moins de 17 secondes.

 

   Cette énergie créée par un manager fou, c’est l’énergie de la survie !

   La survie, c’est éviter une situation peu enviable…

   L’énergie de la survie, c’est une puissance incroyable mais d’une durée extrêmement courte.

   Le deal sur le 100 mètres en 17 secondes ne fonctionnerait pas avec un marathon (42,195 km) en moins de quatre heures pour avoir la vie sauve !

 

   Certains managers ont tenté d’utiliser la survie pour faire accélérer leurs collaborateurs.

   Rarement avec succès.

   Un DG d’un grand magasin parisien annonçait en janvier 2007 à ses 1000 collaborateurs : « Si on n’atteint pas nos objectifs de CA, de marge et de résultat en fin d’année, c’est la faillite et tout le monde au chômage ! »

   Curieusement, personne n’a accéléré…

   Ce discours, les collaborateurs l’entendent depuis 15 ans. Année après année, le résultat d’exploitation est déficitaire. Mais l’entreprise est riche d’un patrimoine immobilier constitué durant 50 belles années… Alors, chaque année, pour payer l’URSAFF, les fournisseurs, les salaires, l’entreprise vend un actif : un immeuble, généralement… La rentrée d’argent due à cette vente étant supérieure au déficit d’exploitation, l’entreprise présente un bilan positif et donc, dans le cadre de la participation, redistribue des milliers d’euros à chaque salarié ! Bref, la condition de crédibilité de la menace n’existe évidemment pas.

 

   Et personne ne bouge…

 

   Un collaborateur lucide a même dit en aparté à ses collègues : 20 ans que j’entends la même rengaine chaque année ! 20 ans que l’on perd de l’argent et vingt ans que l’entreprise « vend l’argenterie pour payer le loyer ! » 20 ans, que je perçois un à deux mois de primes d’une entreprise qui perd de l’argent en faisant son métier. Inévitablement, un jour, il n’y aura plus rien à vendre pour éponger les pertes… Le coffre-fort sera toujours là, mais vide, et probablement y-aura-t-il de la casse humaine : des licenciements. Et même ce jour-là, si vraiment je crois qu’il n’y a plus rien à vendre pour sauver le navire du naufrage, je ne crois pas que ça me fera bouger davantage… 57 ans, 37 ans de cotisations… Finalement, un licenciement qui pourrait pour certains s’apparenter à la mort, pour moi cela ressemblera plus à une fin de carrière anticipée et peut-être l’occasion de partir avec de belles indemnités ! »

 

   La restauration peine à recruter, notamment des serveurs. Métier physique, en décalage horaire permanent, où l’on travaille quand les autres se reposent ou s’amusent. Un directeur d’un restaurant, mécontent que son serveur arrive avec dix minutes de retard durant sa période d’essai, lui a dit : « La prochaine fois, c’est la porte ». Son serveur lui a répondu : « Il n’y aura pas de prochaine fois, je démissionne illico. Vous avez raison, je suis en retard, et je ne dois plus l’être. Mais la menace, très peu pour moi. Alors, salut ! Je vais me faire embaucher en face ! »

 

   Nous-mêmes, managers parentaux, avons sûrement utilisé la survie pour tenter de faire avaler quelques haricots verts à nos progénitures : « À dix, si tu n’as pas terminé ton assiette, tu n’iras pas au ciné ! »

   Généralement, les haricots sont restés dans l’assiette… Le bambin savait parfaitement que maman/papa n’exécuterait jamais la menace ou/et le film n’était pas celui qu’il voulait voir…Bref, ne pas aller au ciné, ce n’était pas la mort !

 

   Rares sont les situations où la mise en survie est efficace. Et quand bien même ! Est-elle moralement acceptable ? Est-ce de cette manière que nous souhaitons manager les femmes et les hommes de nos entreprises ?

 

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonnes réflexions !

 

   Oui, mais…. Si la survie ne fonctionne pas ou ne doit moralement pas être utilisée, quelle autre possibilité pour faire bouger les troupes ?

 

   Pour cela, rendez-vous au chapitre/billet suivant !