Monsieur Cosinus a l'empathie du crotale

   

Le mail et arrivé avec pour objet : bulletin du premier trimestre.

   Florent l’a sereinement ouvert. Julien a toujours été un élève brillant et régulier. Son passage en 1ère S semblait une évidence pour ses professeurs de seconde.

   Et pourtant ! Quatre de moyenne en maths sur le premier trimestre.

   Florent n’en revient pas. Plusieurs fois, il refait le calcul en reprenant le détail des notes et des coefficients. C’est bien ça : 3,82 que le professeur a arrondi généreusement à 4. Ce soir, il en parlera à Julien. Calmement. Il veut comprendre. On ne passe pas de 14,7 de moyenne en maths en seconde à un petit quatre en 1ère. Certes, le niveau est plus difficile, la charge de travail pour se maintenir plus importante et une baisse d’un ou deux points est probable.  Mais pas dix points !

   Le dîner est terminé. Julien a été particulièrement silencieux. Florent se doute qu’il sait que le bulletin a été envoyé et qu’une explication va avoir lieu.

   - Julien, tu termines de débarrasser la table avec ta sœur et tu me rejoins dans le salon. Il faut qu’on parle tous les deux, mon grand. Rien de grave, mais on doit parler.

   - Ok, répond laconiquement Julien en empilant les verres les uns dans les autres, en prenant le risque de les casser…ce qui a le don d’exaspérer Florent. Mais ce soir, ce n’est pas le sujet.

   Quelques minutes plus tard, Julien entre dans le salon.

   - Assieds-toi mon gars. Tu te doutes sûrement de la raison pour laquelle je veux te voir ?

   Sans attendre de réponse, Florent poursuit, avec le plus de douceur possible dans la voix afin que Julien perçoive que son père souhaite comprendre et non pas punir :

   - J’ai reçu ton bulletin. Et j’ai eu une surprise. Pas une bonne, d’ailleurs. 4 de moyenne en maths. Explique-moi ce qu’il se passe mon bonhomme ?

   En l’invitant à s’exprimer, Florent, bien malgré lui a approché la flamme de la mèche reliée au pétard bourré de poudre de colère de Julien. Le pétard a explosé !

   - Un connard ! Un énorme connard. Ce prof est un malade ! Une sombre merde ! Une raclure de cuvette de chiotte. J’ai connu des étrons canins avec plus d’humanité que ce raté, des crotales plus empathiques que ce bipède décérébré, des portes de gogues plus aimables… À ses côtés, Barbe Bleue passerait pour être une jeune fille sur-dotée de gentillesse, de patience et de pédagogie.

 

   Bien que très à cheval sur la politesse, Florent sentit qu’il était important de laisser Julien exprimer sa colère, s’il voulait connaître les raisons de celle-ci. Et les raisons, il ne les devinait pas. Il se faisait juste la remarque qu’il n’avait rien vu venir... mais qu’il n’avait pas beaucoup observé Julien depuis le début de l’année. Pourquoi l’aurait-il fait ? L’école avait toujours été pour Julien et sa sœur un long fleuve tranquille. Un petit passage à vide, il y a trois ans, lors du décès accidentel de leur maman, avait été bien géré et les deux enfants avaient retrouvé leur niveau d’avant l’accident et avaient même sensiblement progressé. Alors c’est vrai, Florent n’avait pas investi beaucoup de son temps sur le métier de collégien de sa fille et de lycéen de son fils. Manifestement, l’un et l’autre réussissaient parfaitement sans lui. Ce 4 en maths sonnait peut-être la fin de la belle histoire scolaire…

 

   La déferlante colérique de Julien avait duré encore quelques minutes. Si Florent n’était pas beaucoup plus avancé sur les griefs précis de Julien envers son prof, il avait perçu que manifestement, éventuellement, probablement, hypothétiquement et selon toute vraisemblance, Julien ne l’appréciait pas beaucoup. Florent est un papa perspicace.

   - Mon gars, je n’ai pas fait de longues études de psycho, mais j’ai pigé que tu ne supportes pas ton prof de maths… En revanche, la manière fleurie parfois, directe toujours, avec laquelle tu exprimes ta colère me rassure quant à ta maîtrise de la langue de Pagnol et de Franck Ribéry. Mais ne nous dispersons pas. Explique-moi plus factuellement ce qui se passe avec ce Monsieur Cosinus.

 

   Julien avait alors expliqué en illustrant par de nombreux exemples que ce prof, juste arrivé dans son lycée pour remplacer celui de seconde, parti à la retraite, maniait aussi bien les arts plus que mineurs que sont le cynisme, l’humiliation, l’ironie, la moquerie… que les techniques mathématiques. Et Julien avait conclu qu’avec un pareil prof, il n’était pas envisageable de s’investir sur le programme de mathématiques et que fatalement, la moyenne ne pouvait que s’approcher chaque jour un peu plus du zéro absolu.

    - Dis-moi Julien, avec quatre de moyenne en maths, ton passage en terminale est largement compromis, non ?

   - Non ! Pas largement. Totalement !

   - Ok ! Tu es un grand garçon et tu sais que vivre dans une petite ville présente de gros avantages… Qualité de vie, moins de pollution, le prix de l’immobilier plus raisonnable ce qui nous permet d’habiter ce bel appartement. Mais aussi quelques désagréments… Notamment une offre réduite d’établissements scolaires. Il n’y a qu’un lycée. L’unique possibilité de retrouver un peu de performance en maths par une relation plus agréable avec un prof comme celui que tu avais en seconde, ce serait de t’envoyer dans un autre lycée… En internat. Et ça mon grand, je n’ai pas les moyens de te l’offrir. Donc, l’année prochaine, redoublement dans le même lycée. En 1ère S ? Si tu me réponds oui, tu sais bien que tu te retrouveras avec ton prof mal aimé.

   - J’y ai pensé. L’année prochaine, je redouble en ES. C’est un autre prof de maths, je le connais pour l’avoir eu quelques semaines en seconde lors d’un remplacement, il est top.

   - Super ! Problème réglé ! Pour conclure, mon grand… Quelques mois encore difficiles en 1ère S avec ce prof de maths, je compte sur ton intelligence pour « prendre sur toi » et éviter les incidents.

 

   La soirée s’était poursuivie pour Florent par de nombreux fous rires devant « La vérité si je mens 2 » et, avait-il espéré, par les devoirs pour Julien et sa sœur.

   Le lendemain, en fin d’après-midi, Florent était allé chercher Julien à son cours d’escalade. Il mit le temps du trajet retour à profit pour enclencher une discussion :

   - Dis-moi bonhomme, j’ai repensé à notre échange d’hier… Donc en septembre, changement d’orientation, adieu les maths à haute dose et la physique, bonjour l’éco ! C’est bien ça, ES ?

   - Oui

   - Ça me rajeunit… Il y a plus de vingt ans, j’ai passé un Bac B, l’ancêtre d’ES. J’avais beaucoup aimé.

   Julien resta silencieux.

   - Dis-moi Julien, depuis douze ans, tu évoques matin, midi et soir que lorsque tu seras « grand », tu gagneras ta vie comme pilote de l’air. C’est possible de réussir le concours d’entrée à l’école des pilotes de ligne en ayant un niveau de maths ES ?

   - Non

   Julien n’était pas bavard. Florent poursuivit

   - Donc… tu ne seras pas pilote de l’air ?

   - Ben, non ! répondit presque agressivement Julien.

   - Bon…bon…OK… Et qu’as-tu prévu de faire après ton bac ?

   - De la compta.

   - De la compta ? Pourquoi pas ? Mon ami Frédéric est chef-comptable, il s’éclate dans son job. J’espère que tu aimeras ton métier de comptable autant que lui.

   - Faut bien bouffer ! Et y’a pas de sot métier comme le répète si souvent grand-mère.

   - Grand-mère a raison… Dis-moi mon gars… ton bac dans deux ans, puis deux à six ans d’études supérieures en fonction de ce que tu vises : comptable ou l’expertise… Premier boulot et possiblement rencontre avec la Pocahontas de ton cœur et avant même que tu t’en aperçoives, te voilà papa…

   - Tu veux en venir où ?

   - Projette-toi dans 15 ans. Je te vois bien avec un gamin plus qu’une gamine, ton gamin aura 7 ans…8 ans. Et il te demandera : « Papa, tu fais quoi comme métier » ? « Je suis DAF mon chéri…Enfin, je compte l’argent de l’entreprise pour simplifier. » Il te regardera avec admiration. Il ne comprendra rien à ta réponse et c’est bien pour ça d’ailleurs qu’il sera admiratif. Tu seras pour lui un géant ! Mais il est possible qu’il poursuive par une deuxième question : « Et quand tu étais petit, tu voulais devenir PAF ? » « Non, non Romain, pas PAF…DAF. Ben, en fait, pas vraiment, je voulais devenir pilote de l’air, mais j’aime bien mon travail de PAF… de DAF » Tu imagines bien qu’à huit ans, il ne va pas se contenter de ta réponse… Une autre question surgira : « Pourquoi t’es pas pilote de l’air ? T’as pas de lunettes en plus ! »

 

   Florent se tut. Il ne pouvait voir Julien, l’obscurité de cette fin d’après-midi d’hiver ne permettant de distinguer que sa silhouette. Il percevait cependant un peu de nervosité à travers ses mains martyrisant un « 20 minutes » oublié dans la voiture. Un arrêt à un feu fit rentrer une lumière rouge dans l’habitacle, ce qui permit à Florent de voir Julien.

   - Julien…Regarde-moi, abruti que j’aime ! Tu auras l’air malin dans 15 ans de répondre à ton fiston que tu as renoncé à ton rêve de gosse parce qu’en première tu as eu le prof de maths que l’on sait !

   Julien se contenta d’un rictus, qui valait approbation tacite de la juste sentence paternelle.

   - Voilà, ce que tu vas faire, mon gars. En rentrant à la maison, tu vas aller sur Google images et choisir une belle photo d’un commandant de bord dans le cockpit d’un Airbus…Volons français ! Et après, tu vas faire un truc que je ne sais pas faire : tu vas remplacer la tête de ce brave commandant par ton joli petit minois… Ensuite, tu imprimeras ton montage en 10 exemplaires de tailles différentes. Je te donnerai quelques écus pour que tu puisses aller les plastifier… Et tu vas les disposer aux endroits où tu passes le plus fréquemment. Je veux en voir une sur ta table de nuit, sur ton bureau, évidemment une sur la porte du frigo, une sur la porte des toilettes, à l’intérieur, une sur le miroir de la salle de bains « Oh mon beau miroir, dis-moi qui est le futur commandant le plus beau ? », une dans ton portefeuille, visible dès que tu l’ouvres, et une dans ton livre de maths, comme marque-page. Bref, je veux que tu utilises pour ton projet les techniques publicitaires utilisées par Coca-Cola, lorsqu’un gars s’est juré qu’en 2017 un Français ingurgiterait en moyenne 1,76 litres de plus qu’en 2016… Et pour atteindre son projet, il y met les moyens en matraquage… Notre rétine va percevoir le logo rouge des dizaines de fois dans la journée, jusqu’à ce que consommer du coca devienne une évidence…. Quitte à être manipulé et matraqué, Julien, autant que ce soit toi qui décides par qui, pour quoi et pourquoi.  Par qui : par toi. Pour quoi : pour ton projet. Pourquoi ? Parce que devenir celui que l’on veut être, ç’est construire son bonheur… Et à chaque fois que tu rentreras en cours de maths, tu sauras que tu ne peux pas compter sur ton prof pour te motiver mais que ton projet prend le relais.

 

   En rentrant à la maison, Julien n’a pas beaucoup révisé ses maths. Mais il a pris beaucoup de plaisir à créer son photomontage et à reprendre confiance dans l’avenir.

 

   Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette phrase : « Mon manager n’est pas motivant ! ».

 

   Le constat ne serait pas gênant s’il était le début d’une phrase et non pas la phrase.

   Un constat qui tombe comme une fatalité sur laquelle on n’aurait aucune prise, juste la possibilité de subir, de souffrir en serrant les dents.

   Une vie professionnelle à être la victime innocente d’un manager « pas motivant ». Il serait l’unique cause de notre cafard du dimanche soir, qui au fil des mois deviendrait le cafard du dimanche matin puis du samedi… Il serait la raison de mon manque de patience avec mes enfants : « Lâchez-moi deux secondes, j’ai eu une semaine harassante à cause de mon manager, le week-end c’est silence et repos ! J’ai encore 20 ans à subir, alors par pitié allez faire du bruit ailleurs » Il serait la raison unique, à la fin de ma vie professionnelle, d’un constat effarant de tristesse « Je n’ai pas eu une vie professionnelle heureuse mais c’est à cause de mon manager qui n’était pas…motivant ! »

 

   « Mon manager n’est pas motivant… » Ça ne serait pas grave, si la phrase se poursuivait par un choix véritable.

 

   Le choix d’agir, d’accepter ou de fuir…

 

   Choisir d’agir, car j’ai le sentiment que mon manager peut évoluer si j’évolue aussi : « Mon manager n’est pas très motivant mais c’est vrai que la manière dont je me comporte avec lui n’est pas top non plus. Je vais changer un peu ça ! Et probablement que ça ira mieux »

 

   « Mon manager n’est pas très motivant… Pire, il est agressif, menteur, manipulateur, irrespectueux, déloyal… Je décide d’agir car ce qu’il nous fait vivre n’est pas un peu d’inconfort relationnel mais inadmissible… Par nécessité de justice, j’agis pour que ce manager ne soit plus en situation de nuire à notre santé physique et mentale… »

 

   Choisir d’accepter la situation car les avantages sont malgré tout supérieurs à l’absence de relation que me propose mon manager. Accepter en conscience une situation et ne plus s’en plaindre, c’est déjà ne plus la subir. Le positionnement face à la situation n’est plus le même et donc la manière de la vivre non plus.

 

   « Mon manager n’est pas très motivant, mais au regard de ma situation personnelle, je décide de ne plus m’en plaindre. Je ne crois pas qu’il soit en capacité de changer mais je ne peux pas me permettre de perdre mon job, alors ce n’est pas le moment d’aller me plaindre au capitaine du bateau que la soupe qu’il me sert tous les jours est un peu trop froide et pas assez salée… On n’énerve pas le capitaine qui vous permet de vivre lorsqu’on ne sait pas nager vers un autre bateau ou lorsqu’on croit qu’il n’y a pas d’autres bateaux… Je ne peux pas non plus me permettre de ne pas apporter un minimum de satisfaction dans mes résultats, car mon manque de performance me mettrait dans une position très délicate. Alors oui, j’accepte la situation car je ne suis pas en capacité d’exiger plus ou de trouver mieux. »

 

   « Mon manager n’est pas très motivant, mais je décide de faire avec car réussir à ce poste est essentiel pour la suite que je veux donner à ma carrière. Ici ou ailleurs. Je dois montrer que j’ai tenu ce poste avec efficacité durant trois ans pour être légitime pour un autre poste. Alors oui, ça serait plus simple avec un manager motivant… mais on va faire sans. Mon projet compensera le manque de motivation que je ne trouve pas dans la relation avec mon manager. »

  

   C’est ce que Florent avait réussi à faire comprendre à Julien.

 

   Certains trouveront l’énergie de l’acceptation dans la survie -la nécessité, l’obligation d’être raisonnable -, d’autres dans leur projet.

 

   Enfin, choisir de fuir…Trop souvent présentée comme une lâcheté, si la réflexion qui a amené à décider de fuir a été rigoureuse, il s’agit bien d’un acte de courage.

 

   « Mon manager n’est pas très motivant. J’ai tenté de faire évoluer notre relation sans succès. Je ne crois plus que ce soit possible de l’améliorer. Je sais que mon manager est encore là pour un long moment… Chaque jour qui passe va devenir de plus en plus insupportable car je ne peux pas accepter cette situation. Je sais intimement que j’ai la possibilité de trouver un autre travail ailleurs. Dans cette entreprise ou dans une autre… C’est décidé, dans six mois, je ne serai plus là. À partir de maintenant, je dois réfléchir à la manière de quitter ce manager… Car c’est bien ce manager que je veux quitter. Et faire en sorte que l’impulsion de ma décision qu’est la fuite se transforme très vite en projet pour ne pas partir n’importe comment et pour n’importe quoi ! »

 

   C’est vrai, nos managers ne sont pas toujours comme nous aimerions qu’ils soient. Mais si nous renversions l’adage que les managers connaissent et acceptent : « On a les collaborateurs que l’on mérite » par « On a le manager que l’on mérite » ?

 

   Quelle que soit la situation, la solution impossible étant de subir.

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonnes réflexions !


Rémi ARAUD

06 37 69 20 19 

 

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