Tu te rends compte de ce que tu as fait ?

   

C’est le coup de feu !

   La salle du restaurant « Chez Paulo Jolicuse » est remplie ce samedi soir : des couples amoureux...un peu…beaucoup…à la folie…pas du tout…, une famille venue célébrer les anniversaires d’un père et d’un grand-père, une entreprise et ses 35 salariés qui viennent fêter une année particulièrement réussie et accessoirement diminuer l’impôt sur les bénéfices, un homme seul en jogging blanc brillant de cérémonie , une ancienne starlette de téléréalité oubliée de presque tous, sauf de l’homme de trois fois son âge, assis devant elle, le regard fixe, dirigé environ 40 centimètres en dessous des yeux de son interlocutrice…

 

   Pour assurer le service, habituellement l’effectif de la salle se compose de deux maîtres d’hôtel, quatorze serveurs et deux sommeliers. Le restaurant est triplement étoilé, et Gustave Jolicuse, l’héritier du restaurant fondé par Paulo Jolicuse (1), ne lésine pas sur le personnel pour maintenir un service exceptionnel sans lequel sa savoureuse cuisine aurait au mieux le goût d’un Picard vite décongelé au micro-ondes. Son leitmotiv : « Un chef-d’œuvre mal servi crée un goût de chiottes mal lavées dans la bouche des clients…Alors, souriez et élégantissez-moi ce service ! Je veux la classe mondiale !»

 

   Aujourd’hui, c’est plus difficile que d’habitude : les deux maîtres d’hôtel et les deux sommeliers sont là. Mais seuls onze serveurs répondent à l’appel. Onze, c’est parfait pour des pelouses de football, mais vraiment pas assez pour prestement, adroitement et élégamment servir les clients de cette prestigieuse « maison ». Alors, les maîtres d’hôtel donnent de nombreux coups de main et mettent la pression : « On sert vite mais en prenant son temps ! Les clients ne doivent pas percevoir votre stress et avoir le sentiment qu’on les presse ! ».

 

   Kevin, 27 ans, sept ans de métier, en a entendu des injonctions paradoxales, mais celle-ci, il la note 18/20 : on sert vite mais en prenant son temps !!! Même pas sûr que Roland se soit rendu compte de sa bêtise, pense-t-il… Je lui en parlerai après le service. Pour l’instant, hâtons-nous lentement, comme l’aurait presque dit Nicolas Boileau…

 

   Kevin doit maintenant servir une salade de fruits d’été : abricots, pêches, nectarines, groseilles, fraises et framboises. Uniquement des ingrédients que l’on trouve dans nos frigos et avec lesquels nous savons faire une salade de fruits… Avec la brigade de Gustave Jolicuse, c’est tellement plus qu’une salade de fruits : un miracle culinaire…

 

   Tête droite, menton légèrement levé, Kevin se hâte lentement. Il est à un mètre de la table lorsqu’il trébuche. La salade de fruits termine sur le pantalon bien repassé d’un monsieur plus surpris et gêné qu’en colère.

 

   Avant même que Kévin se soit relevé, Roland gère l’incident : excuses, nettoyage express d’abord du pantalon, puis du sol, de la table. Le monsieur, et la dame qui l’accompagne, sont replacés à une autre table. Le dîner est offert ! L’incident est clos, le client est indulgent, compréhensif et ne manque pas d’humour : « Ça peut arriver ! Et si avant de venir, on m’avait proposé de recevoir mon dessert sur les genoux et ne pas payer le dîner, j’aurais peut-être accepté », déclare-t-il devant sa femme qui enchaîne les « Ho ho » gênés et « Allons, Robert, ne dis pas de bêtises, on nous regarde ! »

 

   Imaginons un instant que l’incident saladefruitesque ne se soit pas terminé sur le pantalon d’un client compréhensif mais sur celui d’un milliardaire américain blond, follement et blondement méché et éméché, hautain, orgueilleux, saturé d’un ego morbide, belliqueux, misogyne et procédurier (2).

 

   Les conséquences auraient été plus lourdes : scandale public, hurlements, déjeuner gâché pour l’ensemble des clients, menaces, procès, convocation de la presse…

 

   En tant que directeur du restaurant, mieux vaut un incident aux conséquences minimes grâce à un client angélique qu’aux conséquences tsunamiesques à cause d’un conn…de client survolté !

 

   Pensons maintenant à l’après-service et à la manière avec laquelle le maître d’hôtel va gérer cet incident avec Kevin. Les conséquences de l’erreur vont-elles avoir un impact sur la gestion de celle-ci ?

 

   Pas de reproche dans le premier cas, mais une recontextualisation de l’incident : « Sept ans que tu fais remarquablement le job, c’est la première fois que ça t’arrive… « Errare humanum est » disait Sénèque, ou Saint Augustin, ou Patrick Macedoiny (3).

 

   Et dans le second ? « Tu te rends compte ! Mais est-ce que tu te rends compte ? Tu nous mets tous dans la merde avec ta gaucherie ! »

 

   Pas de menace dans le premier cas mais des paroles rassurantes : « Ne te flagelle pas ! On a géré, le client est parti avec le sourire. Je suis sûr qu’il ne t’en veut pas et qu’il reviendra prochainement »

 

   Et dans le second ? « Je te préviens, si on parle de ta connerie dans la presse, si on nous colle un procès au cul, tu as intérêt à savoir rédiger ton CV ! »

 

   Pas d’accusation ni de jugement de valeur dans le premier cas, mais une co-responsabilité managériale assumée : « Kevin, une assiette a terminé sur le pantalon d’un client… Au rythme que je vous ai imposé aujourd’hui, c’est presque étonnant que ce ne soit pas arrivé plus souvent ! »

 

   Et dans l’autre cas : « Tu te rends compte de ce que TU as fait ? TU as renversé un plat sur le pantalon d’un client… Et en plus le client avec lequel il fallait assurer ! TU es nul ! Je ne peux pas dire mieux, tu es nul ! Même pas à la hauteur d’un routier sur la nationale 679 en Corrèze, infoutu d’aller servir une tête de veau et une Corona sans en foutre partout ! » (4)

 

   Une erreur ne s’apprécie pas, ou plutôt ne s’évalue pas, en fonction des conséquences : petites conséquences, on pardonne ; moyennes conséquences, on sanctionne ; énormes conséquences, on licencie !

 

   Une erreur se gère managérialement de la même manière quelqu’en soit l’auteur : nouveau, ancien, débutant ou expert… et quelqu’en soient les conséquences : nulles ou gigantesques.

 

   Un débutant peut faire une erreur. C’est le propre du débutant et la condition de l’apprentissage… Au manager de discerner la zone de délégation pour s’assurer que la formation sur le terrain, dans la « vraie vie », ne soit pas un champ de mines et ne représente pas un enjeu colossal en cas d’erreur ou d’échec.

 

   Un expert a le droit de faire la même erreur : la fatigue, une pression excessive, une incompréhension de la demande…Tellement de causes à l’origine des erreurs…

 

   De nombreux managers ont la bonne idée de donner une règle du jeu à leurs collaborateurs : « Tu as le droit à l’erreur, mais tu as le devoir d’être transparent lorsque tu en commets une. » Alors, si le droit à l’erreur est donné, il faut y associer le droit à la tolérance et à la pédagogie dans son mode de traitement.

 

   Profitons des erreurs de nos collaborateurs pour y voir… ce qu’il faut y voir :

   - un trou dans la raquette dans nos manières de faire – managé - et de piloter – manager.

   - l’opportunité d’un progrès qui sécurise l’avenir en transformant le plomb de l’erreur en or du basique…

   - le révélateur d’une motivation basse et donc la nécessité d’un renfort de la relation managériale.

 

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonnes réflexions !


Rémi ARAUD

06 37 69 20 19 

 

(1)   Bien malin qui trouvera la référence cachée !

(2)   Bien malin qui trouvera la référence cachée !

(3)   Bien malin qui trouvera la référence cachée !

(4)   Hommage pas très discret à un Corrézien récemment disparu.