Géraldine sait que vous êtes là ?

   Chloé avait été surprise lorsqu’ Auguste lui avait demandé un rendez-vous. Surprise, car Géraldine est le manager d’Auguste et Chloé son N+2. Cette sollicitation d’entretien, sans qu’Auguste n’en précise la raison, avait laissé penser à Chloé qu’il devait y avoir un problème entre lui et sa responsable. Tout autre sujet devant être abordé exclusivement avec Géraldine sauf, éventuellement et si urgence, en cas d’absence de celle-ci.

 

   À l’heure convenue, Auguste frappa à la porte vitrée du bureau de Chloé : « Asseyez-vous, Auguste. Vous avez demandé à me rencontrer, je vous écoute. »

 

   Manifestement pas très à l’aise – les mains « savonnant », un sautillement compulsif et incontrôlable de sa jambe droite, puis de la gauche, puis des deux simultanément, le regard orienté vers le sol au très laid carrelage trop moucheté ou en direction du plafond et des magnifiques plaques de plâtre cinquantenaires, jaunies par la nicotine, Auguste se décida à cracher péniblement sa Valda : « Je suis venu vous demander un changement d’horaire… C’est la première fois en sept ans que je demande un service à l’entreprise. Alors…voilà ! Je veux pouvoir terminer le mardi à 15 h 00 et le vendredi à 17h00. Aujourd’hui, c’est l’inverse, et ce n’est pas compatible avec les horaires d’un cours de piano auquel je souhaite m’inscrire. »

 

   Chloé resta silencieuse. Après quelques secondes, elle lui demanda : « Auguste, y a-t-il autre chose dont vous souhaitez me parler ? »

 

   Auguste, subitement muet, se contenta d’imiter avec sa tête le mouvement rotatif de son arrosage automatique.

 

   -  Parfait ! Auguste, je n’ai pas de réponse à vous donner car la seule capable de le faire, c’est Géraldine. Restez assis encore quelques minutes car plus qu’une réponse, j’ai deux questions à vous poser. Voici la première : Géraldine sait que vous êtes là ?

  -  Non, mais … 

  - Votre réponse est « non » ! Auguste, à l’avenir, je ne veux pas que vous sollicitiez de ma part un entretien sans que vous en ayez informé en amont votre responsable.

 

   Le visage d’Auguste se mit à ressembler à celui d’un voyageur qui présentant son passeport à l’hôtesse lors de l’enregistrement à l’aéroport, se rend compte qu’il est périmé depuis 48 heures…

 

   -  Deuxième question : avez-vous parlé de votre demande de changement d’horaire à Géraldine ? Soit c’est « non » et vous devez commencer par-là, soit la réponse est « oui » et dans ce cas…dans ce cas… que faites-vous ici ? ».

 

   Chloé laissa Auguste digérer la mise au point.

  

   Puis elle conclut : « Comprenez-moi bien ! Il n’est pas question de vous « interdire » de me rencontrer. D’ailleurs, il nous arrive souvent de prendre un café ensemble et j’aime bien vous écouter me parler de votre famille, de vos loisirs, du regard que vous portez sur l’entreprise. J’apprécie aussi de vous raconter la vie de ma tondeuse à gazon récalcitrante ou de mes enfants presque parfaits. À moins que ce ne soit l’inverse ! En revanche, de la même manière que je n’ai pas à m’ingérer dans le management de Géraldine en vous donnant directement des consignes ou en vous demandant des comptes rendus de votre activité sans au moins l’en informer, vous n’avez pas à me solliciter sur des sujets qui dépendent d’elle et uniquement d’elle. »

 

   - Ok ! Donc, si Géraldine décide mal et que je n’arrive pas à la convaincre, je l’ai dans le baba ! Pas d’appel possible ! C’est stalinien !  Riposta Auguste en utilisant une expression familière du siècle passé.

 

   - Eh oui ! Sur des sujets d’organisation et opérationnels, Géraldine est souveraine dans ses décisions. Rassurez-vous, Auguste, nous nous rencontrons chaque semaine et systématiquement je l’écoute sur les décisions qu’elle a prises ou qu’elle va devoir prendre. Concernant celles qu’elle a prises seule, si j’ai un doute sur la pertinence de son choix, je sais lui en faire part et dans quelques rares cas, je lui demande de revenir sur sa décision. Sur celles à prendre ou pas encore annoncées, nous en parlons et décidons ensemble. C’était d’ailleurs le cas pour votre demande. Géraldine m’en a parlé la semaine dernière et m’a fait part de son avis, que j’ai validé. Que cette décision ne vous fasse pas plaisir, je le comprends. Mais notre rôle, c’est de prendre des décisions qui n’affaiblissent pas l’entreprise et nous avons jugé qu’accéder à votre demande ne serait pas une bonne décision. Si votre demande avait été neutre ou positive pour le service, nous y aurions évidemment accédé ! Ce n’est pas notre avis. J’en suis désolée pour vous et je vous fais confiance pour comprendre et accepter ».

 

   L’entretien était terminé. Auguste quitta le bureau de Chloé très contrarié !

 

   Il est possible qu’Auguste (n’a) n’ait pas été très performant aujourd’hui… Mais l’entreprise, elle, était à l’issue de cet échange plus solide ! Chloé avait montré la solidarité managériale entre elle et Géraldine. Non pas contre Auguste, mais pour l’entreprise.

 

   D’abord en évitant le syndrome « Papa-Maman » : Maman refuse que j’aille à la piscine, je vais demander à Papa, qui lui acceptera…car il ne sait pas que Maman a dit « non » ou…il veut contrarier Maman ! Et lorsque Maman l’apprendra et me reprochera de lui avoir désobéi, j’argumenterai que j’ai eu la validation paternelle, qu’ils n’ont qu’à accorder leurs violons et qu’ils ne peuvent pas me reprocher leur manque de communication ou leur incohérence décisionnelle ! Non mais !

 

   Toute incohérence dans les décisions ou l’exigence managériale aboutit soit à de la passivité – « Je bosserai lorsqu’ils seront d’accord… En attendant, je vais prendre un…deux…cinq cafés » – ou à laisser le choix au collaborateur de faire ce qui lui plaît : « Tu m’as demandé de nettoyer la chambre froide mais François m’a demandé d’opérer un test qualité sur les dessert, alors j’opère un test qualité ! »

 

   La passivité, ou faire ce qui me plaît faute de cohérence managériale, c’est rarement promesse de performance !

 

   D’autre part, un manager ou une ligne managériale ne peuvent pas prendre des décisions qui arrangent un collaborateur en affaiblissant l’entreprise. Un actionnaire, par le biais de la direction, engage ou nomme des managers pour le bien de l’entreprise et notamment pour contribuer à l’atteinte de ses objectifs financiers qui lui permettent de rester en vie. En aucun cas il ne s’agit de ne pas tenir compte du plaisir des collaborateurs. Ce serait une erreur, car le plaisir est une énergie d’une qualité optimale qui permet d’obtenir le plus de performance avec le moins d’effort. Mais pas de décision managériale pour « faire plaisir » aux dépens de l’entreprise !

 

   Deux exceptions évidentes qui justifient qu’un collaborateur aille directement s’entretenir avec son N+2 ou/et la direction générale sans en avertir son N+1 : si le collaborateur veut évoquer :

     ●Le manque durable de management de son manager.

     ●Des actes délictueux (vols, conduite sous état alcoolique, propos racistes/homophobes…) ou criminels (viols…) du manager envers lui ou toute autre personne. Etre collaborateur dans une entreprise n’exclut en rien le devoir de citoyen face à des situations d’illégalité ou de violence : a minima alerter pour protéger.

  

   Et vous, qu’en pensez-vous ? Bonnes réflexions !