Infect mais efficace

« Autant vous le dire, ce sirop est infect. Mais extrêmement efficace ! Et pas moyen de feinter, il doit être ingurgité en dehors des repas. Impossible de le mélanger dans un yaourt, une compote ou un truc de ce genre. Bon courage ! »

 

   Béatrice était soulagée. Au réveil, Cassandre, 18 mois, avait la tête des mauvais jours. Elle chouinait mollement, mais ce qui avait surtout alerté Béatrice, c’était cette sensation étrange de tenir une bouillotte lorsqu’elle avait pris Cassandre dans ses bras. Un ami médecin avait été contacté et un rendez-vous pris à onze heures. Inespéré dans ce désert médical de la campagne picarde ! Le médecin avait été rassurant. Un virus inoffensif mais qui se propageait à la vitesse du bras d’Hervé « de la compta » pour se saisir d’un verre de mousseux tiède lors du pot de départ de René « de l’entrepôt », mettait chaos en un round les enfants de moins de deux ans du département.

 

   Un sirop miraculeux mais infect était la seule solution pour le renvoyer dans les vestiaires.

   Par curiosité plus que par empathie pour Cassandre, Béatrice avait trempé l’extrémité de son doigt dans la bouteille pour vérifier les dires du médecin qui « ont tendance à toujours tout exagérer », comme elle le répétait à l’envi. Béatrice avait toussé, éructé, frissonné, craché et prestement s’était rincé la bouche d’une rasade de whisky à même le goulot.  « Infect ? Absolument dégueulasse, oui ! »

 

   Béatrice avait demandé à son mari Grégory, éleveur de bovins, de passer dans l’après-midi, pressentant qu’ils ne seraient pas trop de deux pour faire avaler l’amère potion à Cassandre.

 

   Après la sieste de Cassandre, courte et agitée, Béatrice avait décidé que c’était le moment M d’agir !

 

   Une première tentative « option pédagogie » s’était avérée parfaitement inadaptée : « Cassandre, tu es un peu malade, un vilain microbe te fatigue. Je vais te donner une potion magique qui fera partir le microbe et tu seras très vite guérie ». Cassandre avait senti l’entourloupe et lorsque sa maman lui avait tendu la cuillère remplie du visqueux sirop, elle avait prudemment touché le liquide de la pointe de sa langue…Et comme Béatrice quelques heures plus tôt, elle avait toussé, éructé, frissonné, craché …sans avoir la chance de recourir à un bourbon de 12 ans d’âge pour anesthésier les papilles encore imprégnées de l’infecte mixture.

 

   Béatrice n’était qu’à moitié surprise de la réaction de Cassandre… Déjà petite, les petits pots saumon-épinard ne « passaient » pas, à plus forte raison la ciguë qui selon le docteur n’en n’était pas une ! Béatrice avait tenté la manière douce, car elle avait un vague souvenir d’une émission de radio durant laquelle une pédiatre avait expliqué que la totale perception des saveurs n’est pas atteinte avant 10 ans, et qu’avant cet âge, la perception de l’amer, du sucré et du salé est encore très diminuée.

 

   Manifestement les papilles de Cassandre avaient de l’avance…

 

   Grégory avait regardé Béatrice lors de l’opération « soft », un rictus permanent au coin gauche de ses lèvres. Il savait, lui, que si la tentative partait d’une bonne intention, elle était vouée à l’échec. Il savait aussi que tant que Béatrice n’aurait pas été confrontée à l’inefficacité de la douceur, il n’avait aucune chance de la convaincre d’essayer sa manière à lui, « la seule qui marche » disait-il : « L’immobilisation du corps et le pinçage de nez ».

 

   « Béatrice, depuis 20 ans, nous parvenons à faire avaler à nos vaches de 800 kilos des breuvages imbuvables, c’est pas notre gamine de 26 livres « toute mouillée » qui va nous faire vivre notre premier échec. Elle s’appelle Cassandre, pas Attila ! »

 

   Grégory enchaîna aussitôt sur les travaux pratiques. Ses larges mains d’éleveur de bovins saisirent Cassandre : la main droite enserrant ses deux jambes à la hauteur des genoux, l’autre main saisissant les deux poignets afin d’éviter tout mouvement brutal, enfin un genou posé sur une épaule, avec un peu de pression, immobilisant ainsi totalement sa petite fille, sans lui fracturer un os. Grégory agissait mécaniquement, en homme habitué à ne pas perdre de temps lors des soins prodigués à…ses vaches et ses veaux, sous le regard réprobateur de sa femme, encore vexée de son échec. « Béatrice, pince-lui le nez…fort…plus fort…Ne t’inquiète pas, elle va ouvrir le bec…Et à ce moment-là, tu lui enfournes la cuillère au fond de la gorge et tu lui refermes la bouche…Voilà…Tiens sa bouche fermée tant qu’elle n’a pas dégluti… Attends…je crois que c’est bon…3 …2…1…On lâche tout ! »

   Cassandre, rouge de colère et de panique, se mit à hurler, brutalement quitta le canapé de souffrance et au milieu de longs sanglots, déclara rageusement, en fixant d’un regard crucifiant l’un après l’autre ses parents : « Tu n’es plus ma maman…tu n’es plus mon papa », avant de fuir le champ de bataille. Déclaration qui eut pour effet de faire pleurer Béatrice et sourire Grégory. Sourire qui transforma les pleurs de Béatrice en une moue agressive à l’endroit de son mari, ce qui eut pour effet de faire rire Grégory ! Une porte claqua, Cassandre venait de rejoindre sa chambre. Béatrice se leva et Grégory attrapa son bras : « Attends cinq minutes ! » « C’est une manie chez toi de contraindre les gens en les immobilisant », lui répondit Béatrice, qui n’assumait pas la manière forte utilisée dont elle s’était rendue complice.

 

   Moins de cinq minutes après le combat, la maison était totalement silencieuse. Béatrice et Grégory passèrent discrètement la tête dans l‘entrebâillement de la porte de la chambre et virent leur petit fille, endormie, les jambes à l’intérieur de la tente « Reine des neiges », le reste du corps sur le parquet. Ils décidèrent de la laisser dormir dans cette posture et cet endroit inhabituels.

 

   À 18H20, après une sieste de plus de trois heures, Cassandre réapparut dans le salon. Légèrement « stone », mais calme. Elle se glissa entre son papa et sa maman, assis sur le canapé, visionnant le replay de « L’amour est dans le pré » auquel un ami éleveur participait. La main de Béatrice sur le front de sa petite fille confirma l’efficacité du sirop : Cassandre n’avait plus de fièvre. Elle témoignait par des mimis bruyants sur les mains de ses géniteurs qu’elle acceptait de les reprendre comme parents et qu’elle admettait que l’amélioration de son état était la conséquence de l’absorption du sirop infect.

 

   Laissons Cassandre avec ses managers parentaux – mon Dieu que c’est laid ! -, avec sa maman et son papa, et retournons dans le monde de l’entreprise.

 

   Pour éviter de sérieux ennuis à leurs collaborateurs, les managers doivent, eux aussi, infliger parfois l’absorption d’un sirop infect.

 

   Notamment, lorsque les collaborateurs sont hors-jeu.

   Le hors-jeu est, ici, associé au virus qui peut, si on ne lui fait pas rapidement la peau, rendre sérieusement malade le collaborateur avec un risque de contagion à son environnement - les collègues…- et d’affaiblissement de l’organisme « entreprise ».

 

   Tout comme Béatrice et Grégory l’ont fait pour Cassandre, hors de question d’attendre que le virus ait commis de graves ravages. Il faut agir vite et fermement, en faisant absorber une cuillerée de sirop infect à notre collaborateur malade de son hors-jeu. Ce sirop infect, en management, ce sont les entretiens de recadrage.

 

   Rares sont les personnes qui apprécient d’être recadrées, et tant mieux !

   Un collaborateur aimant vivre des entretiens d’autorité laisserait penser, soit qu’il est un peu maso – « Engueule-moi manager, j’aime ça ! Oui, encore…Plus fort…Je n’ai pas été sage…Aïe ! Oui …C’est booooon !!! » - ou plus sûrement que les entretiens d’autorité ne sont pas très bien faits… Comme ce papa qui sait se rendre immédiatement disponible pour son enfant lorsque le collège l’appelle pour lui signifier que son fiston a été insolent avec Madame Michard, professeur d’éducation musicale, et qui pour gérer le souci … l’invite à déjeuner au Mac Do « pour en parler tranquillement » ! (1)  

   Et un Big Mac, ne soyons pas trop hypocrites, c’est quand même meilleur qu’un sirop infect !

 

   Lorsque nous recadrons correctement et justement un collaborateur, l’entretien est rarement, dans l’instant, bien vécu. Le collaborateur peut être vexé d’être rattrapé par la patrouille et recadré. Et comme toute personne vexée, son attitude durant l’entretien aura bien souvent pour objectif de refuser le recadrage, comme Cassandre, en son temps, refusa le sirop infect.

   N’oublions pas que de la même manière que le sirop est là pour détruire le virus et non Cassandre, l’entretien d’autorité vise à casser la gueule du comportement fautif sans jamais, d’une manière ou d’une autre, maltraiter le collaborateur. Dans un entretien d’autorité, symboliquement, c’est le hors-jeu qui est rencontré en salle d’opération stérile, pour lui infliger un coup de scalpel efficace.

  

   Même si l’entretien est bien mené sur le fond et la forme, les collaborateurs apprécient rarement ce moment-là et ont alors tendance à se débattre : justifications maladroites, accusations de management inégalitaire, d’inexemplarité managériale, d’arbitraire – « l’exigence n’était pas claire ! », amalgame – « ça m’empêche pas d’avoir de bons résultats -, menace – « Puisque c’est ça, je vais chercher du travail ailleurs…là où on saura m’apprécier !, « À partir de maintenant, mes horaires, rien que mes horaires ! Mon contrat, rien que mon contrat ! »

 

   Aussi, lorsque l’entretien est terminé et que les collaborateurs sont libérés – la porte du bureau managérial s’ouvre pour leur rendre leur liberté -, ils quittent la salle d’opération, souvent avec le sentiment d’avoir été incompris, peut-être d’être la victime totalement blanche et innocente – ben voyons ! - d’un manager tatillon, « exichiant » ou pervers.

 

   Comme après l’absorption du médicament, où un délai est nécessaire pour qu’il fasse de l’effet, il faut un peu de temps au collaborateur pour digérer le recadrage.  Aussi, en sortant de la « salle d’op », le collaborateur en croisant un collègue-ami évoquera-t-il beaucoup plus une démotivation en lien avec l’entretien qu’un coup de boost motivationnel : « Tu sais ce qu’il m’a dit ce c…. Maintenant, c’est service mi-ni-mum ! »

 

   Et on peut comprendre ! Mieux, on comprend !

   N’ayons pas la naïveté d’imaginer qu’un collaborateur recadré, avant de quitter le bureau déclame à son manager : « Quelle chance j’ai d’être managé par un chef comme toi… J’étais sur le chemin de la perdition et de la mort, sans même m’en rendre compte, et toi, tu me remets sur le chemin du progrès et de la vie ! Béni soit le jour où le Destin t’a mis sur ma route ! Je t’aime, chef ! Merci, merci et merci ! »

 

   Si c’est le cas, observez-bien autour de vous… Il s’agit probablement d’une caméra cachée !

 

   Alors, oui ! Un entretien de recadrage démotive.

   Et là ! On est mal.

   Car nous savons que la performance d’un collaborateur est calibrée par les compétences qu’il incarne dans l’action.

Et pour qu’il utilise ses compétences, il faut qu’il ait envie de faire. Bref, qu’il soit motivé.

   Pas de motivation, pas d’engagement dans l’action et donc pas de performance.  Sauf que…la phrase plus haut n’est pas complète : un entretien de recadrage démotive, dans un premier temps.

   Ça va mieux comme ça.

   Si l’entretien est juste sur le fond et la forme, une fois que la douleur de l’opération sera passée, le collaborateur aura à nouveau la pleine possession de ses neurones. Il ne réagira plus sous le coup de la douleur à l’égo.

 

   L’entretien est comparable à un coup de poing donné dans l’estomac avant que le collaborateur ait pu contracter ses muscles…C’est douloureux. Quelqu’un qui souffre utilise toute son énergie à exprimer sa douleur et à tenter de la gérer Momentanément, son cerveau est en position « off » pour tout le reste.

   La douleur étant dissipée, ses réactions émotionnelles durant et après l’entretien laisseront maintenant la place à une analyse de la situation plus rationnelle : « C’est vrai que j’ai merdé ! L’exigence est claire, mon manager est lisible et prévisible sur le sujet ; il est exemplaire, il manage égalitairement. Lorsque je suis dans le cadre, il me propose une relation de vie, et en me recadrant fermement et sans attendre l’aggravation de la situation, il me sécurise dans mon poste… ». Ce petit dialogue intérieur ne sera pas toujours conscient mais l’inconscient enverra un message à la conscience qui, lui, sera entendu : « Arrête de faire la gueule et souris ! Ton manager tient à toi et à votre collaboration. Tout va bien ! »

 

   En n’hésitant pas à prodiguer une cuillère de sirop infect mais efficace dès le premier hors-jeu, nous incarnons cet adage managérial : « Si tu veux faire réussir ton collaborateur, sois, lorsqu’il le faut, dur à temps pour éviter que ton absence de réaction amplifie les problèmes et que ta seule issue soit d’être cruel à contretemps ».

 

   La cuillère de sirop infect a permis la guérison de Cassandre. Mais la cuillère était tenue par sa maman… Ce geste d’amour a renforcé la relation de Cassandre avec ses parents.

   Le recadrage permet de stopper un processus de baronisation - si le collaborateur le veut aussi – et renforce la relation entre le manager et le managé.

 

   L’autorité est un sirop infect mais tellement efficace !

 

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonnes réflexions ! 

 

(1)Voir à ce sujet le billet « Bénéfice secondaire » : https://www.premiers-de-cordee.com/33/bene