Tu veux te faire virer ou quoi ?!

     La Belle Epicerie Lutécienne (1), avril 2002.

 

   Depuis une heure, j’écoute Gilbert, dans le cadre d’un audit de motivation de l’entreprise. Gilbert me l’a dit : « Je vous reçois par obéissance, mais ça m’emmerde vos trucs de gratte-papier, j’ai du boulot, moi !» Ambiance…

 

   Gilbert a commencé sa vie professionnelle en 1960 en tant qu’apprenti pâtissier. Il venait d’avoir 14 ans et d’obtenir son Brevet d’Etudes Générales : « Avec ça on savait lire, écrire et compter comme ne le savent pas les bacheliers aujourd’hui », croit bon de préciser Gilbert. À 56 ans, il encadre plus de 20 chefs-pâtissiers et pâtissiers. Ils ont pour mission de produire, 7 jours/7, des chefs-d’œuvre qui viendront égayer les tables des Parisiens fortunés, de ceux moins argentés qui s’offrent un grand plaisir ou des convives des cocktails, réceptions et dîners organisés par trois ministères dont la Belle Epicerie Lutécienne est le traiteur exclusif.

   La vente se déroule dans le magasin au rez-de-chaussée, la production sous les pieds des clients, au sous-sol, sans que la plupart s’en doutent.

 

   Plus de 1 500 m2 de laboratoires (2), dans lesquels chaque matin entre 02h00 et 05h00 sont livrées les matières premières les plus nobles pour être notamment transformées en macarons multicolores, entremets, tartes, gâteaux tout chocolat, saint-honoré parfumés à la vanille de Tahiti et autres tueries sucrées qui viendront égayer les vitrines, séduire les rétines puis réjouir les papilles.

 

   Ces pâtissiers, femmes et hommes, sont des magiciens, des artistes courtisés par les plus grands chefs du monde. Ils aiment tellement leur métier que lorsqu’on leur demande ce qu’ils font, quel que soit leur « grade », leur niveau hiérarchique, ils répondent comme une évidence « pâtissier ».

 

   Gilbert a formé des centaines d’apprentis qui font le bonheur des gourmets assis devant les plus grandes tables du monde. Son management est direct, viril. Il aime les lignes droites. Les « non-dits », les circonvolutions en tout genre, ce n’est pas son truc. Il me l’explique d’ailleurs clairement avec… ses mots à lui : « Pas la peine de tordre du cul pour chier droit ».

   Je m’incline devant autant de bon sens.

 

   Passionné par le métier de pâtissier et par ceux qui l’exercent, il aimante tous ceux qui l’approchent. Gilbert serait charismatique des orteils aux cheveux, s’il en avait encore…

   Les nouveaux comprennent qu’en travaillant avec celui que tout le monde vouvoie et appelle M. Gilbert, ils vont très vite progresser… ou partir.

   Gilbert est toujours dans la plaque pour le fond des messages qu’il délivre mais parfois borderline sur la forme. Il a de la chance : on pardonne beaucoup à un manager passionné.

   Le bureau dans lequel Gilbert me reçoit est vitré et chaque dix secondes, Gilbert jette un regard compulsif, rapide et angoissé, mais sans aucun doute ultra précis, sur l’aire de production.

   Pas champion du monde de la délégation et de la confiance, Gilbert !

 

   Alors que je lui pose une question qui dans son monde frise l’ineptie, il m’interrompt d’un mouvement de bras policier, se lève, ouvre brutalement la porte qui, si elle pouvait parler, dirait le nombre de claquages qu’elle a subis, et hurle : « Hervé » !

   Gilbert hurle pour couvrir le bruit des machines qui pétrissent, brassent, malaxent mais aussi, sans doute et avant tout parce qu’il aime ça ! Ça doit le rassurer d’entendre sa voix volumineuse qui lui donne un sentiment d’invincibilité !

 

   Go ! Super Gilbert ! Go !

 

   L’index s’agite comme s’il avait pris son indépendance sur le reste du corps, pour faire comprendre à Hervé, qui n’en avait pas besoin, qu’il doit sans délai rejoindre son patron dans son bureau.  Hervé entre, pas très fier, un peu pâlichon, tête inclinée. Gilbert, homme de mise en scène, claque la porte.

    J’aimerais disparaître pour ne pas être témoin de ce que je suppute. Mais pour ça, il faudrait avoir le courage d’affronter la tornade et de dire : « Gilbert, je sors, et je reviens quand l’entretien avec Hervé sera terminé. » Ce matin, mon courage est resté dans ma chambre d’hôtel…

 

   « Tu veux te faire virer ou quoi ? » demande Gilbert ?

   « Non, M. Gilbert » répond Hervé, sans hésitation et d’une voix plutôt claire, pour ne pas énerver davantage son patron.

   « Alors, fous le camp et va mettre ta charlotte » (3)

 

   L’entretien d’Hervé est terminé : 10 secondes

   Le mien va se poursuivre…

 

   Je vais vous faire un aveu : je ne suis pas très fan du management paternaliste, un peu grande gueule et bruyant de Gilbert. Presque agressif. Et d’ailleurs, ça m’agace quand ce « modèle » managérial fonctionne. Mais ça fonctionne, parfois. Assez rarement longtemps. Dans des contextes bien particuliers – démarrage d’activité, survie - ou avec des collaborateurs très « petits soldats », ce qui est souvent le cas des métiers de bouche.

 

   Pour autant, Gilbert a parfaitement raison sur l’enjeu du recadrage concernant l’absence de port de la charlotte. Quand bien même, cet enjeu, il le dégaine un peu tôt et brutalement : le maintien du collaborateur dans son emploi.

 

   C’est bien la question à se poser lorsqu’on clarifie pour une personne, un service, une entreprise, le cadre des exigences. La non-application d’une exigence dès la première fois pour certaines d’entre elles, ou avec quelques récurrences en peu de temps pour d’autres, expose-t-elle son auteur à un licenciement ?

 

   Le sujet, ici, n’est pas d’encourager à licencier des collaborateurs pour non-application d’une figure incontournable, mais plutôt d’avoir une question qui permette à la fois de discerner que notre exigence fondamentale est non-négociable et ainsi clarifier les sujets sur lesquels « on ne plaisante pas ».

 

   Plus l’entreprise est claire et précise avec ses collaborateurs sur ce qui est « in » et « out », moins elle exclut le principe même de l’exclusion, plus les collaborateurs ressentiront sa détermination absolue à ce que le cadre des exigences soit respecté. Et, finalement, moins elle sera confrontée à des situations qui nécessitent des séparations.

 

   À l’inverse, moins elle est précise sur les incontournables ou/et plus elle accepte les dérives en ne recadrant pas ou en recadrant infiniment, moins elle sera crédible.

 

   Jusqu’au jour où une énième dérive non recadrée ne pourra que se gérer par une séparation qui semblera injuste au regard de la passivité managériale lors des hors-jeu précédents. D’où l’adage managérial : être dur à temps pour ne pas être cruel à contre-temps.

 

   Pour s’assurer que notre cadre des exigences est bien non-négociable, la question pourrait être : « Ce hors-jeu récurent justifie-t-il la décision de se séparer d’un collaborateur au-delà de son ancienneté, d’un mandat éventuel – syndicat, CHSCT-, d’une situation particulière qui le protège – personne en situation de handicap - ou d’un savoir-faire rare ? »

 

   Pour éviter que l’entreprise, les clients, les collaborateurs ne soient malmenés, mis en danger par des hors-jeu, la première condition, c’est d’avoir cadré, en définissant de manière chirurgicale, millimétrique, les figures imposées.

 

   La deuxième, c’est de manager ce cadre des exigences. L’afficher ou le communiquer par mail n’est pas suffisant :   «  Mesdames, Messieurs, merci de prendre le temps de lire la pièce en annexe, qui présente le cadre des exigences du service…bla-bla-bla… ». Ce qui est important, essentiel, justifie une présentation en face à face. En prenant du temps, en donnant du sens à la notion d’exigence en général et à chacune d’elle en particulier. Manager le cadre des exigences, la partition à jouer, en recadrant dès la première dérive. C’est essentiellement « là que ça se joue ». Et si après quelques recadrages bien faits sur le fond et la forme avec un collaborateur hors-jeu de manière récurrente et intentionnelle, qui par ses comportements inadaptés devient un danger pour lui, pour les autres - collègues et clients- et pour l’entreprise, le management devra avoir le courage d’envisager... non… de mettre en place rapidement une séparation définitive.

   Quitte à être un peu en difficulté à court terme, mais sécuriser l’avenir.

 

   La pire injustice c’est de ne pas protéger la très grande majorité des salariés qui jouent le jeu en étant trop laxiste, gentil ou permissif avec les quelques-uns qui déjouent et font déjouer. Plus l’entreprise est claire sur le non-négociable et sa politique en cas de dérives, plus les collaborateurs le ressentent et moins les hors-jeu sont nombreux.

 

   Inutile et inefficace de menacer. Il convient juste de communiquer le cadre dès l’intégration, avec pédagogie, et de piloter avec fermeté en cas de dérives. Recadrer, oser un acte d’autorité, sans haine, colère, agressivité ni peur.

 

   Presque un paradoxe ! Ne pas craindre d’avoir à exclure participe à minimiser les situations d’exclusion.

 

   Si le cadre des exigences est non-négociable, c’est que son non-respect par quelques-uns met en danger l’ensemble de l’entreprise.

 

   Imaginons l’entreprise comme un bateau qui doit rejoindre les côtes américaines. Pas de voiles, pas de moteur pour avancer, juste de l’huile de coude : on rame.

   Les rameurs sont vos 100 collaborateurs.

   98 rament.

   Deux ont rejoint la cale et percent la coque avec une mèche de un centimètre de diamètre. Un trou qui fait rentrer un peu d’eau, on s’en sort !

   Mais 50…100…500 trous. La coque-gruyère ira tôt ou tard rejoindre les fonds marins. Équipage compris !

 

   Ne nous y trompons pas, autant appliquer le cadre des exigences dans la lettre et l’esprit ne suffit pas toujours à faire réussir, en revanche ne pas l’appliquer est la certitude de l’échec. Ne pas appliquer, ce n’est pas ne rien faire, c’est trouer la coque. Du sabotage !

 

   À chaque entreprise, chaque service et chaque manager de tracer les lignes avec précision.

 

   Le port des chaussures de sécurité ? Fondamental ou pas ? Probablement « oui » sur des sites de production, certainement « non » dans les couloirs moquettés d’un siège social sur les Champs-Élysées.

 

   Valider un deuxième rendez-vous de présentation d’une offre à l’issue d’un premier rendez-vous de « découverte » du client et de son projet ou manque, comme condition pour commencer à investir du temps sur l’écriture d’une offre, est-ce fondamental ou pas ? Que se passe-t-il si on ne le fait pas systématiquement ? Que se passe-t-il si c’est fait systématiquement ?

 

   Si la réponse à la première question est : perte de temps, d’énergie et de performance, c’est sûrement un fondamental. Si la réponse à la deuxième question est : « Ça ne permettra pas de gagner à chaque fois la vente, mais ça nous assure de ne jouer que des matchs identifiés comme potentiellement gagnants et donc d’investir notre temps et notre énergie vers la performance la plus probable », c’est donc la validation que c’est un fondamental, un incontournable, une exigence non-négociable, une figure imposée.

 

   Répondre « Oui, Chef ! » lorsqu’en plein rush de midi, j’entends une demande qui m’est destinée pour un dessert que je dois préparer, c’est fondamental. Si je ne réponds pas, le chef pensera que je n’ai pas entendu et alors, il va redemander de manière moins sereine et l’ambiance va se détériorer dans la cuisine. Une ambiance tiède en cuisine, ce sont des plats qui manquent d’âme dans les assiettes. Et donc des clients insatisfaits qui reviendront moins souvent. Ou plus du tout. Ou qui ne nous recommanderont pas.

 

   Mon absence de « Oui, Chef !», aussi dérisoire que cela puisse sembler, c’est rapidement du CA en moins et une entreprise fragilisée ! À mon absence de ce « Oui, Chef !» qui signifie : j’ai entendu la mission que tu me confies, je l’accepte et je m’implique totalement, peut-être que le chef ne reviendra pas à la charge. Il pensera sûrement que j’ai entendu, et par crainte de ma réaction, préférera ne pas me relancer. Vingt minutes plus tard, lorsque le maître d’hôtel viendra chercher les desserts pour la table 12, seul celui de Monsieur préparé par Marc sera prêt. Celui que je devais préparer pour Madame ne sera pas encore commencé… Faute d’avoir entendu ou validé la consigne qui m’engage dans l’action. Alors, Monsieur mangera-t-il son dessert seul pendant que l’on prépare celui de Madame ?

 

   Dans un restaurant étoilé ? Impensable ! Inacceptable !

 

   Le maître d’hôtel sera alors dans l’obligation d’expliquer à ses clients qu’« il y a eu un petit souci en cuisine, mais que pour vous faire patienter, on vous offre une coupe de champagne ! »

 

   Génial ! 30 minutes d’attente entre le chariot de fromage et les desserts, une marge qui se dégrade - les deux verres de bulles – et des clients un peu moins enthousiasmés en quittant le restaurant qu’ils espéraient l’être en arrivant deux heures plus tôt !

 

   Alors oui !

   Si le « Oui, Chef ! » n’est pas systématiquement un réflexe pour valider que l’on a entendu la demande, il faudra recadrer pour faire revenir le collaborateur dans le jeu.

   Si le collaborateur persiste dans ses hors-jeu, nous devrons repenser à l’enjeu exprimé trop tôt et maladroitement par Gilbert : « Il veut se faire virer ou quoi ? ».

  Et la réponse à la question n’est pas : Ou quoi !

 

   Un vendredi soir de juin 2014, au bar du TGV, vingt ans après avoir rencontré Gilbert et rapidement aperçu Hervé se faire secouer, je reconnais ce dernier.

   Il boit une bière. Je vais me présenter à lui. Il se souvient parfaitement de la « branlée » qu’il a prise ce jour-là par son patron ! Il me dit avec émotion : « En 2012, M. Gilbert est mort. J’ai eu le privilège de faire partie des quatre personnes choisies pour porter son cercueil. Je lui dois ma carrière. On n’oublie pas un chef qui en « avait dans le calbut et dans la cervelle » comme M. Gilbert »

 

   Dans ma voiture, je repense à l’expression utilisée par Hervé : en avoir dans le calbut ! J’imagine que ça n’aurait pas déplu à M. Gilbert.

 

   L’admiration engendrerait-elle l’imitation ? (ou l’imitation serait-elle la fille de l’admiration ?).

 

   Le courage de faire vivre le cadre des exigences en recadrant les dérives serait-il reçu avant tout comme un message d’intérêt fort à celui à qui il s’adresse ?

 

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonnes réflexions.

 

 

 

 

 

(1)   Luxe et excellence sont les mots d'ordre de la Belle Epicerie Lutécienne, magasin de bouche. Le nom de l’enseigne a été changé.

(2)   Un laboratoire c’est…une cuisine « pro ». Attention : évoquer sa cuisine personnelle en utilisant le mot « laboratoire », ç’est mytho !

(3)   Charlotte : bonnet jetable à élastique, qui recouvre les cheveux dans certaines industries (en particulier les industries agro-alimentaires, pharmaceutiques et parfois chimiques) et en chirurgie, pour des raisons d’hygiène. C’est moche mais efficace.