Je vais déclarer Jérôme inapte au poste de chauffeur







Dix-sept ans que Jérôme charge, livre et range les commandes des clients Toutpourlesrestaus. C’est à lui que l’on confie les nouveaux chauffeurs qui rejoignent l’entreprise pour qu’il les forme à la livraison estampillée Toutpourlesrestaus : 12 livraisons par jour, 20 minutes passées chez chaque client avec de la manutention mais aussi de la relation client. Il est nécessaire de les former au-delà de la mission « conduite ». Alors, régulièrement, Jérôme embarque un petit nouveau sur le siège passager pour lui asséner la bonne parole, observer le nouveau collaborateur et proposer un retour à son chef. Jérôme aime cette mission de tutorat et les retours qu’il fait après quelques tournées en compagnie d’un nouvel embauché sont toujours des bijoux de précision et de pertinence : « Ce gars est un futur bon. Il a l’esprit de service, il retient ce que je lui explique, il applique intelligemment les consignes. Si vous vous occupez bien de lui, il fera un long bout de chemin avec nous ! », « Heu ? Vous aviez fumé quoi le jour où vous avez embauché ce gars ? Il arrive en retard, ne décroche pas un mot au client, soupire lorsque je lui demande un coup de main et les seules questions qu’ils posent concernent ses droits. Pas un mot sur ses devoirs. Je veux bien que l’on soit en sous-effectif et qu’on galère pour recruter, mais confier à ce gars un secteur, il y mettra le feu en moins d’un mois…Maintenant, c’est vous les chefs ! ».

Lors de son dernier entretien de progrès, Jérôme a confirmé qu’il aimait son travail et cette mission de parrainage et qu’il souhaitait en « reprendre » pour 17 ans, ce qui « m’amènera doucettement mais sûrement à la retraite ». Laurent, son manager, est ravi : « Un conducteur heureux, exemplaire et volontaire, ça vaut de l’or ! Jérôme est une bénédiction pour les clients, pour ses collègues et l’entreprise. Vivement que le clonage soit autorisé ! »

 

Mardi 9 septembre, 9H40

Le téléphone sonne dans le bureau de Romain, le directeur d’exploitation et manager de Laurent. Immédiatement, il reconnait la voix de M. Wibaux, le médecin du travail. Ils se connaissent depuis 12 ans, et M. Wibaux est reconnu comme un partenaire et non comme un empêcheur de « travailler droit » comme le sont parfois les représentants de la médecine du travail ! Il connaît bien le monde de l’entreprise et plus encore celui de Toutpourlesrestaus. Il sait démasquer les collaborateurs qui tentent d’utiliser le système pour se faire offrir des vacances par l’Etat et ne manquent pas de les renvoyer dans leur 22. Il sait aussi recadrer l’entreprise, lorsque que les pathologies qu’il constate sont bien réelles mais la résultante d’un management absent ou mal adapté : « Monsieur, j’ai reçu quatre de vos salariés. Ils ont tous mal au dos alors que leurs conditions de travail n’ont pas changé et que selon eux la charge est stable. Lorsque je les questionne sur leur plaisir à venir bosser, ils sourient ironiquement ! Mal au dos ou plein le dos ? Vous vous occupez d’eux correctement ? Non ? Oui ? Pensez-y, car s’ils se sentent délaissés par leur manager, les arrêts se répèteront jusqu’à l’accident ou la démission. »

Ce matin de septembre, la voix de M. Wibaux était moins enjouée qu’à l’accoutumée.

« J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer concernant Jérôme Blanchi. Lors de sa dernière visite, j’avais été étonné par un mouvement incontrôlé de ses paupières. Elles papillonnaient à une fréquence anormalement élevée. Je lui avais alors demandé un examen complémentaire chez un ophtalmologiste. J’ai reçu les résultats ce matin. Jérôme est atteint de blépharospasme. Rien de grave mais la maladie ne se soigne pas à son stade avancé et elle ne va faire que s’accentuer. Avec une conséquence pour Jérôme : l’inaptitude à conduire un poids lourd. Je vais prochainement le déclarer « non apte » à la conduite. La décision prendra effet dès janvier 2019, dans moins de trois mois. »

Romain était atterré. Sa réaction première fut l’incrédulité : « Vous plaisantez ! C’est pas une accélération du mouvement des paupières qui va empêcher Jérôme de conduire ! Y’a sûrement un traitement ! Une cure de magnésium ou un truc de ce genre. On envisage d’envoyer des gars faire les zouaves sur Mars et on n’est pas foutu de ralentir un mouvement de paupières ! »

Puis la colère prit le relais : « Vous en avez rien à foutre vous ! C’est pas vous qui allez lui annoncer. Pas vous qui devez lui trouver un autre job !  Pas vous qui allez nous dégoter un remplaçant. Et pas une brêle ! Un gars de la race de Jérôme. Introuvable ! »

François Wibaux restait silencieux.

Romain poursuivait, presque menaçant : « Vous vous débrouillez comme vous voulez, mais vous trouvez une solution. Vous êtes toubib, c’est votre job, merde ! Ecoutez-moi bien, je vais être cash avec vous. Vous confirmez l’inaptitude, j’alerte la presse et tout le bordel. On va pas se laisser faire. Si vous maintenez votre décision et que Jérôme pète un câble, vous serez responsable ! Moralement. Et pénalement. Vous entendez ! PE-NA-LE-MENT ! Jérôme je le connais, il est capable de tout. Le meilleur depuis 17 ans. Mais aussi le pire. Et quand je dis le pire, je pense au pire ! »

Bouleversé par la nouvelle et exténué par sa tirade, Romain se tut.

« Je comprends sincèrement votre réaction, lui répondit le médecin. Pour autant la réalité est bien celle-ci. Je vais déclarer Jérôme inapte au poste de chauffeur. Voilà ce que je vous propose. Ne lui en parlez pas immédiatement. Il faut d’abord que vous vous digériez la nouvelle. Je vous propose de passer vous voir dans deux jours et on reparlera de tout ça plus posément ! »

« Dans deux jours ! Mais dans deux jours, je vous dirai la même chose ! »

« Je passerai jeudi à 14H00. Vous serez là ? »

Romain valida sans enthousiasme le rendez-vous.

 

Jeudi, François Wibaux se trouva face à un Romain amorphe et totalement résigné.

« Comment ça va ? »

« Mal. Très mal. De toute façon on est ligoté. Menotté. Il va falloir annoncer à Jérôme que dans trois mois, le ruban pour lui c’est terminé ! J’ai l’impression de l’amener à l’échafaud. Et je dois m’organiser pour l’après Jérôme ! Et si possible lui trouver un poste. S’il l’accepte ! Rien de moins sûr. Quelle merdasse ! On n’a pas besoin de ça ! »

François Wibaux lui était rassuré. Il avait entendu ce qu’il espérait entendre de la part de Romain. Du bout des lèvres, mais quand même ! Romain avait admis que la décision était irrévocable. Il avait même évoqué l’avenir : annoncer à Jérôme la terrible nouvelle, gérer ses réactions, lui proposer un poste et organiser son remplacement. 

 

Romain allait pouvoir se mettre au travail. Il demanda même un conseil au médecin : « Comment je l’annonce à Jérôme et surtout comment je le gère ? »

François Wibaux se contenta d’une réponse brève : « Comme je l’ai fait avec vous ! Vous avez de la mémoire, rembobinez la bande vidéo, regardez-la et inspirez-vous de ce que vous avez vécu. Vous allez vous débrouiller comme un chef ! D’ailleurs vous êtes un chef ! »

Romain pour la première fois depuis deux jours se détendit : « Salut Doc et la prochaine fois appelez-moi pour une bonne nouvelle. Une validation d’aptitude ! Ça changera… »

 

Les jours qui suivirent Romain fit un effort de mémoire.

Voici ce qu’il nota sur son carnet :

 

×          J’ai reçu la nouvelle comme un coup de poing dans le bide.  Et ça fait mal. Très mal. Malgré mes abdos. Etonnant d’ailleurs.

×          J’étais incapable de raisonner.

×          J’en voulais terriblement au docteur Wibaux

×          M.Wibaux m’a écouté réagir sans broncher.

×          Il n’a pas essayé de me convaincre de la pertinence de la décision d’inaptitude.

×          Il a accepté que je ne comprenne pas, que je refuse, que je gueule, que je menace…Important : Penser à lui écrire un mail d’excuse…J’ai un peu déconné sur la forme !

×          Il n’a pas réagi lorsque j’ai menacé d’alerter la presse. En plus je ne connais personne. On est parfois un peu con quand on est en colère.

×          Il m’a donné du temps pour digérer.

×          J’ai compris que tant que l’on résiste, c’est que la douleur est trop forte. Inutile d’espérer atteindre les neurones d’une personne tant que la douleur est aigue.

×          M.Wibaux n’a évoqué l’avenir qu’à partir du moment où j’avais accepté la nouvelle…Même si parfois, j’ai encore envie de lui casser la gueule à cette nouvelle de merde !

×          M.Wibaux n’a jamais molli sur le côté définitif, ferme et inéluctable de la décision !

×          Il ne m’a jamais abreuvé de phrase à la con type : « C’est la vie ! », « Le soleil finit toujours par se lever », « Les chinois utilisent le même signe pour « crise » et « opportunité », « Vous verrez dans un an, tout le monde sera heureux », « Le changement c’est le mouvement, c’est la vie » et autres poncifs dignes des pires ouvrages de développement personnel. D’ailleurs il a bien fait de s’abstenir, je n’aurai pas supporté !

 

Romain et Laurent ont préparé l’annonce de la nouvelle. Et surtout, ils ont accompagné Jérôme pour qu’il accepte le plus vite possible ce changement.

 

Ce changement ?

Ou plus certainement une évolution ?

 

Depuis janvier, Jérôme ne conduit plus.

La blessure émotionnelle provoquée par cette nouvelle est encore sensible.

Mais peu à peu, il accepte.

 

Un matin d’octobre, il avait demandé à Romain :

« Je fais quoi à partir de janvier ? ».

Ce n’est pas la première fois qu’il posait la question. Mais cette fois-ci, son intonation n’était plus agressive. De toute évidence, il attendait une réponse. Romain lui avait alors proposé un poste de formateur des nouveaux chauffeurs et d’accompagnateur des plus anciens, qui eux aussi ont besoin d’être régulièrement remis dans le bon axe. Peu à peu, le poste s’est précisé grâce à leurs échanges. Jérôme allant même jusqu’à l’enrichir.

Jérôme a recommencé à sourire parfois.

Timidement mais de plus en plus souvent. On sentait chez lui un petit quelque chose d’ambivalent : l’appréhension de sa dernière journée derrière le volant et simultanément son envie d’essayer son nouveau costume taillé sur mesure.

La crainte du 31 décembre 2018.

L’envie du 2 janvier 2019.

 

 

Huit mois ont passé depuis ce matin de septembre et l’appel du médecin du travail.

Sept mois depuis que Jérôme a été informé de son inaptitude.

Quatre mois depuis qu’il a arrêté de conduire.

Un matin d’avril, Jérôme a fait une confidence à Romain et Laurent : « En fait, j’ai gardé l’essentiel. Je passe 60% de mon temps dans les camions. A la place du passager, ok ! Mais dans les camions quand même. Et en plus, je transmets mon savoir, je forme, j’accompagne… C’est chouette ! »

 

Lorsque Romain s’est retrouvé seul avec Laurent, il lui a dit :

« Tu imagines, si le jour où on lui a annoncé son inaptitude, on lui avait dit que dans quelques mois, il serait ravi de sa nouvelle situation, il nous aurait envoyé paître. Et nous l’aurions peut-être définitivement perdu ! »

 

Et vous ?

Quels sont les changements que vous allez devoir accompagner ?

Comment procédez-vous habituellement ?

A la lecture de cette nouvelle, quels sont vos étonnements ? Vos accords ? Vos désaccords ? Vos questions ?

 

 

Bonnes réflexions !
 

Et vous qu’en pensez-vous ?
Bonnes réflexions
 
Rémi ARAUD
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