Regarder avec ses oreilles

ou : " Comment renforcer la paranoïa de celui qui échoue"

 " Célestine, raconte-moi comment tu as vécu ton année dans le service. Les faits marquants, tes fiertés, tes joies, tes déceptions, des frustrations peut-être…Bref, tout ce que tu souhaites exprimer m’intéresse. Je t’écoute. »

Pascaline saisit un stylo et se tait.
Célestine commence timidement à parler.

Pascaline se montre patiente, n’interrompt pas, laisse quelques secondes de silence lorsque Célestine arrête de s’exprimer…Et la parole de Célestine remplit à nouveau le silence. La nature a horreur du vide ! Les idées générales et la banalité des propos préparés laissent la place à des descriptions précises, détaillées permettant de mieux comprendre un découragement, un échec, un progrès, un succès et d’en retirer de précieux enseignements.
Célestine, peu à peu, se détend et sa timidité, ses craintes, peut-être même sa méfiance - c’est son entretien d’« éval » quand même ! - se transforment en assurance, en confiance en elle et en Pascaline, permettant d’apporter de la matière pour évaluer son année.
Des paroles précieuses.
Pas de bavardages inutiles qui ne sont que la bave de la parole (1), mais des propos ciblés sur un sujet bien délimité : le bilan de l’année écoulée.

« Monsieur, dans un premier temps, je vous propose de vous présenter, ensuite je vous en dirai plus sur notre entreprise et le poste à pourvoir et je répondrai à toutes les questions que vous souhaitez me poser. Je vous écoute.»
« Monsieur » se met à parler et le recruteur découvre « Monsieur » au-delà de son CV et de sa lettre de motivation qui ne sont rien d’autre pour le candidat que ce qu’est un site internet pour l’entreprise : une présentation de la réalité tronquée et un peu maquillée.
Quel CV mentionne « J’ai été viré pour faute grave » ou « Mon CA a régressé de 5% » ?
Quel site précise « 2% de nos clients nous poursuivent au tribunal de commerce », « Le turnover a progressé de 135% ces deux dernières années ? »

« Avant de vous faire une offre de prestation « mariage clé en main », j’ai besoin de savoir comment vous imaginez cette journée… »
Antoine et Margaux parlent, parlent et parlent… Ils sont intarissables ! 
 
 
Management, recrutement, vente : l’écoute est omniprésente.
Nous écoutons pour découvrir et comprendre une réalité cachée de nous et parfois même de celui que l’on écoute.

Julien dit avoir « foiré » l’animation de sa réunion d’intégration des nouveaux salariés. Lors du débriefing de cette mission, son manager l’écoute.
Peu de questions.
Cinq ou six tout au plus pour « ouvrir » des chapitres que Julien laisserait fermés. Intentionnellement parfois, involontairement le plus souvent.
« Ta préparation ? » « Ta prise de contact avec les nouveaux collaborateurs ? » « Les premiers messages délivrés ?» « La première question qui t’a été posée et comment tu l’as gérée ? » « Ce que tu as changé par rapport aux autres réunions qui avaient bien fonctionné ? »

Après chaque question, le manager se tait, accepte les hésitations de Julien, le laisse réfléchir le temps qu’il construise sa pensée. Régulièrement, à force de raconter, de se raconter, Julien commence à voir plus clair dans ce qu’il appelle son « foirage » :
- « C’est vrai que pour gagner un peu de temps, j’ai écourté le café d’accueil. J’ai tellement de choses à dire qu’habituellement je finis à la bourre. J’ai voulu gagner dix minutes, ça m’a coûté cher ! »
- … (2)
- Je viens de comprendre un truc ! Le café d’accueil, ça sert à réchauffer une ambiance un peu fraîche. On n’offre pas le café juste pour être sympa ! Pour créer une ambiance, il faut de bonnes intentions et aussi…et surtout du temps. Si on va trop vite, les nouveaux collaborateurs rentrent dans la salle encore frigorifiés. Mal à l’aise, soit ils ne participent pas, soit ils participent « mal » : les questions sont déstabilisantes, parfois provocatrices. Quand j’entends une question foireuse, je m’agace, je bégaie, je rougis…Possible même que je sois perçu comme un garçon irritable et agressif alors que je suis un vrai bonbon. Le comble, quand même ! Plus jamais je ne gagnerai du temps sur la prise de contact.
- … (2)
- Bon, je n’ai plus qu’un truc à faire : retravailler ma façon de passer les messages de manière plus courte et impactante pour terminer à 11h00 comme prévu ! Je bosse une nouvelle présentation, je viendrai te montrer ce que j’ai fait.

L’écoute maîtrisée de ce manager a permis à Julien de cheminer par lui-même. Le manager s’est contenté de l’aiguiller, de le pousser par quelques relances à poursuivre une réflexion non aboutie, parfois trop paresseuse, peu courageuse, jusqu’à en retirer des enseignements exploitables.

Et c’est là, la deuxième vertu de l’écoute !

Non seulement elle permet à celui qui écoute de comprendre, de récolter des informations, mais elle donne également du jus à celui qui est écouté. Probablement parce que l’écoute individuelle, l’écoute longue, l’écoute respectueuse, l’écoute attentionnée, l’écoute ininterrompue est le meilleur moyen de répondre au besoin vital de chacun d’entre nous : être reconnu, être regardé.

On regarde mieux nos interlocuteurs avec nos oreilles qu’avec nos yeux !

Et puisque l’écoute donne du jus, de l’énergie, de la confiance, de la motivation, en conséquence elle permet à celui que l’on écoute de changer son regard sur le monde, sur son monde. Ce faisant, il peut entreprendre des choses qu’il n’aurait pu faire sans ce stock d’énergie disponible :
• comprendre une situation difficile,
• se remettre en cause face à un échec,
• changer d’avis,
• accepter ou prendre une décision,
passer de la justification : « Ce n’est pas de ma faute » à la lucidité : « J’y suis quand même un peu pour quelque chose », jusqu’au projet : « Qu’est-ce que je peux faire ? »
 
 
 Un client objecte sur une caractéristique de l’offre : « Du chauffage électrique pour ma maison ? Vous n’y pensez pas ! » À ce stade, ce n’est pas le moment de la réponse mais celui de l’écoute. On ne sait rien de ce qui provoque l’objection.
Alors le vendeur écoute.
Un collaborateur objecte suite à une décision annoncée qui ne lui sied pas : « Changer de logiciel ? C’est une blague, j’espère ! »
Le manager se tait pour inviter son collaborateur à parler.
L’écoute commence seulement maintenant.

Mais encore faut-il que ce soit une vraie écoute.

Pas une écoute technique : j’applique quelques recettes glanées dans un livre traitant de « l’écoute » pour donner le sentiment à mon interlocuteur qu’il m’intéresse. Mon interlocuteur ne veut pas avoir le sentiment qu’il m’intéresse ! Il veut en avoir la certitude. S’il n’en a pas la certitude, s’il voit dans mon écoute une posture qui frise l’imposture, alors il fera ce que l’on fait lorsqu’on est mal écouté : on retient son propos, on ne s’engage pas, on met une garde à notre bouche comme le chantait David le berger à Saül, le roi.

Une vraie écoute.

Pas une écoute qui analyse pour catégoriser mon interlocuteur et lui répondre selon un supposé canal de communication qui lui irait comme un gant :
« Alors…voici un sanguin rebelle enfant de base persévérant, en cours de mutation travaillomane et tendance rouge (3), je vais lui répondre en utilisant des verbes d’action conjugués au futur, suivis d’une question fermée de validation type : « On est d’accord ? ».
Sauf que, pendant que le manager ou le vendeur a l’orgueil, l’impolitesse et le toupet d’analyser son interlocuteur, il ne l’écoute pas !

Une vraie écoute.

Pas une écoute « off » car notre cerveau est totalement occupé à construire une réponse. Comme l’écrivait si pertinemment Stephen Covey (4) : « La plupart des gens n’écoutent pas dans l’intention de comprendre, ils écoutent dans l’intention de répondre »

Une écoute vraie.

Une écoute accueillante pour encourager mon interlocuteur à poursuivre, à se livrer, à nous faire entrer dans « sa réserve », son intimité.
Une écoute empathique pour ressentir le monde comme il le ressent, le voir comme il le voit, le vivre comme il le vit.
La certitude de bénéficier d’une vraie écoute, est la condition pour que celle-ci produise de l’énergie et que notre interlocuteur soit à son tour en capacité de nous écouter et d’agir.
Parfois, agir pour un client qui objecte, c’est accepter de changer d’avis. Et de ce changement d’avis dépend le succès de la vente. 
 
 
Idem pour un collaborateur. De son changement d’avis dépend une application de la décision dans la lettre et l’esprit plutôt que seulement par obéissance prudente.

L’écoute, ce n’est pas un plus lorsque l’on est manager.
Ce n’est pas une option.
C’est une attitude indispensable pour manager.

On peut progresser sur sa capacité d’écoute en appliquant quelques basiques. Mais ce progrès ne se fera qu’à une condition : le manager, le vendeur n’a pas seulement intellectuellement compris l’importance de l’écoute mais est habité d’un vrai désir d’écouter.
Ce désir crée le plaisir d’écouter.

Notre plaisir à écouter crée le plaisir de notre interlocuteur à nous parler.
Il se sentira reconnu, apprécié, important, accueilli.
J’ose : aimé !

Et nos collaborateurs, nos clients ne s’investissent durablement qu’à proportion de l’amour… pardon, de la reconnaissance que nous leur offrons.
 
 
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonnes réflexions !
 
Rémi ARAUD
06 37 69 20 19
remi.araud@premiers-de-cordee.com
 
(1) Expression d’Olivier Quénardel. J’aime bien. L’expression et son auteur.
(2) Silence respectueux du manager, qui ainsi invite Julien à poursuivre.
(3) Jargon utilisé dans des modèles de communication basés sur une écoute analysante.
(4) Consultant en management (1932-2012)