A mon époque, il n'y avait pas de péridurale !

ou : " Un conseil donné après une action est un reproche déguisé"

Elodie espérait cette nuit depuis toujours. Devenir vraiment maman, elle le désirait intimement depuis aussi longtemps qu’elle s’en souvenait. Vraiment maman. Car fausse maman, elle l’avait été. D’abord, et comme beaucoup de petites filles, avec ses poupées. Puis avec ses deux frères et deux sœurs qui l’avaient rejointe dans la famille.
   Elodie avait ressenti les premières contractions en fin d’après-midi, Simon était là lorsqu’elle avait perdu les eaux un peu avant 22H00. Elodie avait été touchée par la belle attention de Simon, qui se sachant un conducteur un peu brutal, avait préféré faire appel à un taxi…ce qui en plus lui permettait de ne pas abandonner Elodie devant l’entrée de la clinique pendant qu’il devrait chercher une place de stationnement. Malgré la douleur, Elodie n’avait pu s’empêcher de rire nerveusement lorsque le taxi lui avait déclaré : « La clinique, c’est dans dix minutes… pas de mauvaise blague, hein ! ».
   Simon, à l’ouest, avait répondu : « Non, non, c’est pas une blague, vous voyez bien, on va à la clinique ! ».
 
   La vie est souvent chouette...  Comme dans ses rêves, l’accouchement avait eu lieu la nuit…presque hors du temps. Elodie se sentait en décalage horaire sans avoir quitté son quartier. Quel voyage ! Pas un pays à visiter, mais une petite fille à découvrir…et à continuer d’aimer comme elle le faisait depuis neuf mois déjà et probablement plus. Lou était enfin là ! La sage-femme avait aspiré les mucosités, pris les mesures de la petite bonne femme, procédé à un inventaire rapide de tous les membres, les doigts, les oreilles…. Puis, délicatement et fermement, avait déposé Lou sur le ventre de sa maman pour un peau à peau fondateur, en déclarant : « Elle est parfaite cette gamine, même son premier bulletin est top : 20 sur 20 au score d’Apgar ! On vous expliquera tout ça demain, profitez de Lou et dormez un peu, il n’est que quatre heures du matin. ». Elodie et Simon avaient passé quelques coups de fil, pour prévenir les parents et amis, qui avaient donné l’autorisation pour un réveil potentiellement nocturne.
 
   Vers sept heures, Simon s’était absenté, le temps de se doucher, de somnoler une petite heure, d’ingurgiter un sérieux petit-déjeuner et de prévenir son employeur qu’il ne viendrait pas travailler ce jour-là. Il avait laissé les deux femmes de sa vie endormies dans une petite chambre coquette et rassurante par sa proximité avec le bureau des infirmières.
 
   Lorsqu’Elodie a ouvert les yeux, Lou dormait toujours paisiblement. Les 40 grammes de lait absorbés il y a deux heures, plus la fatigue du voyage, l’avaient épuisée…
 
   Dans l’unique fauteuil de la chambre, en faux cuir et vrai plastique couleur saumon pas frais, avait discrètement pris place Elisabeth, la maman d’Elodie. Elle contemplait depuis une heure sa fille et sa première petite-fille en souriant. Elodie réveillée, elle se leva et l’enlaça. Elisabeth, tellement bavarde habituellement, se contenta de se taire…
 
   Elle s’approcha du berceau en silence et regarda de longues secondes Lou en souriant de bonheur. À voix basse, elle demanda l’autorisation à Elodie de prendre Lou dans ses bras, ce qu’Elodie accepta … pour faire plaisir à sa mère. Elisabeth regagna le fauteuil : « Tu me racontes, ma chérie ? »
Alors, sa chérie raconta…longuement et fièrement.
 
   Plus ou moins chronologiquement, avec détours et répétitions, rajoutant là une précision omise, ici un détail qui rendait le récit plus extraordinaire, croustillant, tendre et amusant…Comme le sont tous les récits des naissances racontées par des personnes aimant leur moitié, leur bébé et leur interlocuteur.
 
   Elodie était heureuse de raconter à sa maman attentive son aventure : les premières contractions alors qu’elle repassait pour la énième fois les bodys qu’elle emporterait à la clinique, le bégaiement compulsif de Simon – d’a-d’a-d’a-d’accord !- lorsqu’elle lui avait dit au téléphone : « Prépare-toi à changer définitivement de costume…Tu vires celui de l’insouciance pour enfiler définitivement celui de père de famille responsable : le travail a commencé…L’arrivée de notre bébé, c’est pour cette nuit » -, le regard inquiet du taxi dans lequel on devinait aisément « y’a pas intérêt à ce qu’elle salope ma banquette arrière ! -, l’accueil efficace mais un peu impersonnel au guichet « ADMISSIONS » de la clinique – Merde ! Je viens pour accoucher, elle aurait pu avoir un regard admiratif pour moi, non ? Eh bien, rien, un non évènement pour elle-, le premier contact avec la sage-femme, un peu second degré : « Monsieur, je peux faire quelque chose pour vous ? », mais rassurante dans sa manière de la prendre en charge, l’installation dans la salle de travail, la douleur de plus en plus aigüe sans pour autant que la péridurale soit effectuée – « Pas encore madame, c’est trop tôt, je reviens dans une demi-heure »-, les déplacements irrationnels de Simon dans la salle d’accouchement, ses propositions idiotes mais probablement gentilles -Tu veux un coca ? Tu as faim ? -, l’arrivée du médecin suivi d’un interne tout juste pubère – Je vous présente Jérôme, il est étudiant en quatrième année de médecine, c’est lui qui va vous placer la péridurale, il faut bien une première fois mais ne vous inquiétez pas je reste là-, les menaces de Simon destinées au jeune interne plutôt qu’au médecin un peu trop grand, un peu trop vieux, un peu trop fort à son goût – Je vous préviens, si ça foire c’est la fin de votre carrière avant même qu’elle ait commencé-, la facilité avec laquelle le médecin avait fait sortir Simon de la pièce – Oui, oui…en attendant vous allez boire quelque chose, il y a un distributeur au deuxième étage…Evitez le café…Et vous voyez la petite lumière rouge, là…juste au-dessus de la porte, ça veut dire « on ne rentre pas »…-, l’inquiétude lorsque la péridurale dans un premier temps n’avait semblé agir que sur une moitié du corps, son soulagement lorsque enfin, peu à peu, elle n’avait plus senti la moitié inférieure de son corps, le top départ solennel de la sage-femme plus du tout second degré : « Madame, c’est le moment », son appréhension galopante, l’agacement lorsque lui étaient revenues en une fraction de seconde toutes les séances de préparation  à l’accouchement qui n’avaient servi à rien, la gentillesse un peu gauche de Simon, la phrase tant attendue : « Cette fois, c’est la bonne ! », suivi de « Voilà, votre bébé est là », la sage-femme qui avait déposé Lou quelques minutes sur son ventre et s’était éclipsée discrètement -Je vous laisse faire connaissance-, le disque rayé de Simon qui espérait tant un garçon mais dont l’intonation ne faisait aucun doute quant à son bonheur et sa fierté– C’est une fille, c’est une fille, c’est une fille… », les yeux fermés et les dents serrés de Simon lorsqu’il avait actionné le ciseau pour couper le cordon ombilical, sa question « gentidiote » sans vraiment savoir s’il devait la poser à Elodie ou Lou «  Je ne t’ai pas fait mal ? », les quelques minutes désagréables lorsqu’on lui avait enlevé Lou pour les premiers soins et qu’un infirmier était venu s’occuper d’elle, la réaction émouvante de sa grand-mère lorsqu’elle lui avait annoncé au téléphone « Ça y est, tu es arrière-grand-mère ! », l’installation dans la chambre, le premier biberon dévoré gloutonnement par Lou et sa plongée dans un sommeil aussi profond et lourd qu’une hibernation d’une maman ourse polaire…
 
   Elisabeth écoutait religieusement, sans interrompre sa fille, son regard se posant sur le visage de Lou, puis dans le regard d’Elodie, dans un va-et-vient régulier, les yeux souriants témoignant du plaisir infini qu’elle avait à découvrir ces vingt-quatre heures exceptionnelles.
 
   Elodie revivait cette folle nuit et en savourait enfin paisiblement chaque instant… Allant même jusqu’à faire le constat qu’une idée était doucement en train de traverser son esprit : « Et pourquoi pas un petit deuxième ? »
 
   Elisabeth avait écouté jusqu’à la dernière goutte le récit de sa fille. Lorsqu’Elodie s’arrêta définitivement, Elisabeth lui dit : « Ma chérie, ma grande fille, je suis tellement heureuse de ton bonheur, tellement fière de toi ! C’est vrai que ta grossesse n’a pas été simple les premiers mois, lorsque tu as dû rester couchée des semaines…Mais tu as serré les dents, tu nous as fait une démonstration de courage et de détermination, et lorsque je t’écoute raconter ces dernières vingt-quatre heures, je me rends compte qu’elles ont été éreintantes pour toi, et aussi un peu pour Simon…Mais quand je vois votre petite Lou si paisible, si belle, je me dis que toutes ces difficultés valaient le coup d’être surmontées. Ma chérie, ta fille, ma petite-fille Lou est un merveilleux cadeau. Je vous aime tant toutes les deux ».
 
   Elodie, en écoutant sa maman, redevenait petite fille, agréablement bercée par cette voix qu’elle aimait tant et par ces mots si doux.
 
   Puis Elisabeth poursuivit : « Ma puce, tu sais que lorsque tu es née, il n’y avait pas de péridurale… Et pourtant, on accouchait… Sans se plaindre, ni crier, c’était très mal vu ! Et il ne fallait pas compter sur la présence du futur papa à nos côtés. Au mieux, il était dans le couloir, parfois dans un café, le plus souvent à la maison… Aujourd’hui, vous avez la chance d’accoucher dans des salles presque cosy, souvent climatisées, on vous propose même de venir avec un support contenant la musique que vous aimez…C’est quand même plus sympa de patienter en écoutant Song for guy d’Elton John*, que de vivre ce que j’ai vécu : une salle commune, nous étions quatre futures maman, et durant quatre heures j’ai dû supporter les cris et les râles de mes voisines… Autres temps, autres mœurs…Mais à mon époque, c’était vraiment une aventure digne d’une épreuve de Koh Lanta, alors qu’aujourd’hui, c’est plutôt l’Ile aux enfants. Tant mieux pour vous, d’ailleurs… Je vais devoir y aller, ma puce…Je remets Lou dans son berceau et je file pour te laisser te reposer. Juste une dernière chose : le lait artificiel, bof, rien ne vaut le lait maternel. Surtout au début. Il est riche en colostrum et l’organisme de Lou en a besoin pour se défendre contre les petits virus qui viendront lui rendre visite…Penses-y pour le second. Car tu vas bien lui faire un petit frère ou une petite sœur, hein ? »
 
   Elisabeth s’approcha de sa fille pour l’embrasser et s’aperçut qu’Elodie pleurait : « Tu es fatiguée ma chérie, le baby-blues…C’est normal. Repose-toi. Je t’aime »
 
   En quittant la clinique, Elisabeth croisa Simon : « Sois gentil avec elle, elle est épuisée et le baby-blues vient de débarquer »
 
   Simon frappa à la porte et entendit une voix faiblarde lui donner l’autorisation d’entrer.
 
   « Je viens de croiser ta mère, elle m’a dit que tu babyblueses… »
   « Non, mon chéri, je mamanbluese… Ma mère n’a été capable que d’une chose : me raconter sa « guerre » et me donner des conseils pour la prochaine fois… »
   Elodie se mit à pleurer.
   Et Simon à la consoler.
 
   Pas de doute, Elisabeth n’est pas idiote et encore moins méchante… Juste un peu maladroite. À la lecture de ce billet, nous percevons bien qu’Elodie est heureuse lorsqu’elle se raconte et que sa maman l’écoute. Mais on comprend aussi que dès lors qu’Elisabeth parle d’elle et donne des conseils, le plaisir d’Elodie s’évapore. Les seules choses qu’elle retiendra de sa visite sont la comparaison dévalorisante de son accouchement avec ceux de sa mère et le conseil non demandé prenant la valeur d’un reproche quant à l’alimentation de Lou.
Et nous, managers, avons-nous la sagesse, l’altruisme et l’intelligence de ne pas faire de dangereux mélanges : valorisation mélangée à une remise en exigence. Savons-nous oublier nos exploits pour écouter ceux de nos collaborateurs, sans les rabaisser par nos faits d’armes anciens et inhibants ? Avons-nous suffisamment la conviction que valoriser les fiertés de nos collaborateurs est la condition pour qu’ils aient envie de continuer à progresser ?
 
   Naturellement, il peut être judicieux de se raconter…un peu…parfois…Il peut être essentiel de donner un conseil pour l’avenir. Mais à chaque temps de management son objectif. Valoriser, c’est pour (re)donner confiance. Former, c’est pour augmenter les compétences… Et le manager doit avoir le souci de l’un comme de l’autre, mais en ayant la sagesse d’éviter le mélange des genres.
 
   Et vous, qu’en pensez-vous ?
   Bonnes réflexions !