Quel con !
Onzième
journée du championnat de France, Parc OL, 43ème minute.
« Ça va mal, ça va très mal ! » se
répète l’entraîneur en boucle depuis la première minute du match. Depuis le
coup d’envoi, son équipe est largement dominée par l’Olympique Lyonnais et très
logiquement, à la onzième minute, ses joueurs ont encaissé un premier but.
L’entraîneur ressent la pression s’intensifier
minute après minute. Et la pression vient de partout : des supporters du
club qui se sont déplacés depuis leur lointaine région et qui sifflent et huent
des slogans hostiles, du manager général assis quelques gradins plus haut, dont
il perçoit le regard empli de désapprobation et de colère.
Face à tant de pression, il aimerait pouvoir
crier, hurler.
Au rythme où vont les choses, cela devient une
quasi-certitude : le match est perdu et l’objectif de qualification en
Ligue des Champions fixé par le président en début de saison ne sera pas
atteint. Pire ! La relégation en ligue 2 et le risque de se voir remercier
au terme du championnat sont à chaque minute qui passe plus probables. Depuis
le début de la saison : Trois victoires, six défaites et un match
nul : la Bérézina ! « Ça pue la septième défaite à dix bornes ! »
pense l’entraineur.
Parc OL, 48ème minute.
L’arbitre siffle enfin la fin de la première
mi-temps. Les joueurs se dirigent lentement vers le vestiaire, tête baissée, accompagnés
par les sifflets de leurs supporters. Ils sont parfaitement conscients de leur
contre-performance, des occasions manquées et des fautes techniques qui se sont
enchaînées lors de cette première mi-temps. Ils savent que s’ils ne réagissent
pas, c’est la défaite assurée dans moins d’une heure.
- Putain, bougez-vous ! On
dirait les retraités de l’amicale ! Faites votre boulot, vous êtes payés
pour ça ! hurle l’entraîneur dans
les vestiaires.
- On fait de notre mieux coach, mais ça ne passe
pas, ose répliquer Alexandre, le capitaine de l’équipe.
- Eh bien, faites plus, beaucoup plus !
Vous savez ce qui nous pend au nez ? À ce rythme, le match est plié et
adieu la qualification en Ligue des Champions ! Pire, si on ne réagit pas,
c’est la relégation ! Ça vous fait
bander la ligue 2 ? Non ! Alors montrez-le, bordel ! Sortez-vous les
doigts ! Et ne me demandez pas d’où ! Je vous l’ai dit et répété :
marquez les joueurs adverses, surtout le numéro 6 ! Patrick, c’est
surtout pour toi que je dis ça ! Tu lui laisses des espaces énormes et
c’est à cause de conneries dans ce genre que l’on s’est pris un but à la
con !
- Coach, arrête de gueuler, ça sert
à rien, murmure Patrick.
- Quoi ? Mais bien sûr que je gueule
! Tu voudrais que je vous chante une
berceuse ? Que je vous dise merci les gars ? Je vous le redis encore
une fois, ne leur laissez pas de champ ! C’est quand même pas
compliqué ! Ça fait cinquante fois que je vous le répète ! Parfois,
je me demande si vous n’êtes pas complètement cons ! J’ai de moins en
moins de doute d’ailleurs !
Tous les joueurs fixent leurs chaussures
boueuses, comme hypnotisés par la marque en forme de virgule qui les décore.
- Il reste 45 minutes, plus les
arrêts de jeu, s’époumone l’entraîneur. Vous allez me faire le plaisir de
vous bouger l’arrière train sérieusement ! Je vous jure que si j’en vois
un à la traîne, ça va chauffer pour son matricule ! Vous savez que ce
match est absolument décisif ! Il faut impérativement le gagner ! Gagner,
vous savez ce que ça veut dire, non ? Pour gagner, il faut marquer. Alors
marquez, bordel ! C’est l’heure de retourner sur le terrain. Je compte sur
vous, on ne peut pas perdre ! Dégagez !
Les joueurs se lèvent lourdement et prennent
la direction de la pelouse, le regard vide et la trouille au ventre. Arrivé sur
le terrain, loin des oreilles de l’entraîneur, un joueur marmonne un : « Quel
con cet entraîneur ! Pire qu’une bite. Et encore une bite ça se dresse ! »
qui reçoit en réponse quelques « Ouais » étouffés de ses
co-équipiers.
L’entraîneur, revenu sur le banc de touche,
se sent un peu mieux. Ses hurlements ont eu le mérite de le défouler, sa colère
et la pression sont un peu retombées, pour le moment en tout cas. Il espère que
cette explication virile aura remis un peu de plomb et de réalisme dans la tête
de ses joueurs. « J’ai eu raison » pense-t-il, « ils avaient
besoin d’être secoués un bon coup. Ça fait déjà un petit moment que je ne les
sens plus très motivés et battants sur le terrain. Ils prétendent être des
joueurs pros, des adultes, ce ne sont que des gamins pourris par l’argent ! Ils
mériteraient un bon coup de pied au cul !»
Un bon coup de pied au cul ? À des
gamins ? Même si la France n’est pas la Suède, où porter la main sur un
enfant est un délit pénal, est-ce vraiment une bonne idée ?
Parc OL, 94ème minute.
Le score est sans appel : 4 à 0 ! Avec,
en bonus, deux cartons jaunes et une expulsion ! La contre-performance s’est
accentuée !
Pas réellement étonnant quand les joueurs
vont « travailler » en pensant « Quel con ce chef ! ».
L’entraîneur est abattu. « Mais que
faut-il que je fasse pour que mes joueurs soient performants ?» se
demande-t-il. « J’ai fait tout ce que je pouvais : je leur ai donné
l’enjeu du match et j’ai même réussi à obtenir des moyens
supplémentaires : une séance de sophrologie et une mise au vert dans un
lieu prestigieux. J’ai répété dix fois, cinquante fois, mes instructions mais
ils ne comprennent rien, n’entendent rien, ne retiennent rien, n’appliquent
rien ! ».
Dans son esprit, l’entraîneur commence à
voir émerger l’idée que ses joueurs sont tout simplement mauvais.
Puis rapidement, il se ressaisit :
« Firmin est un transfert de l’AS Saint-Étienne. Quand le manager général
l’a engagé l’année dernière, il était considéré comme un des meilleurs espoirs
de sa génération. Et notre gardien de but, Crépin Fernadez, a été formé au PSG.
Plutôt une référence. Et ils ne sont pas les deux seuls dans l’équipe à avoir eu
auparavant une expérience réussie dans les plus grands clubs européens. Ils
étaient sollicités partout. Nous avons dû nous battre à coup de surenchères en
millions d’euros pour nous attacher leur service ! Je ne peux pas dire qu’ils
soient tous mauvais. Alors, serait-ce moi le nul ? »
Un profond sentiment de découragement envahit
l’entraîneur en cette glauque soirée de défaite…
Décryptons la mécanique de cette mésaventure.
L’équipe et son entraîneur sont confrontés à
une situation à fort enjeu. Un match déterminant pour le championnat qui doit
permettre à l’équipe en cas de victoire de se « relancer » pour la
qualification en Ligue des Champions ou en cas de défaite de s’approcher
dangereusement des dernières places du classement et d’une possible relégation. Cet
enjeu crée dans leur esprit une très forte pression et donc un niveau de stress
élevé.
Si un peu de pression d’enjeu est positive
car elle nous permet d’être lucides sur les tenants et les aboutissants du
match à venir, un excès de pression d’enjeu produit, lui, des effets indésirables
: nous perdons nos capacités d’analyse et nos moyens, nous sommes tétanisés, inhibés,
voire sujets à un réflexe inné de fuite. Bref, nous sommes victimes de stress.
De façon extrêmement primitive, notre
cerveau est conditionné pour réagir de deux manières face au danger : danger
modéré, notre cerveau nous prépare à l’action ; danger identifié comme
très menaçant, notre cerveau nous prépare à la fuite. C’est le « Fight or
Fly » (1) !
Dans ce billet, la non-atteinte de l’objectif
– gagner - et de l’enjeu – se qualifier pour la Ligue des Champions -,
plus le regard et les paroles négatives de l’entraîneur sont vécus comme des menaces
graves, de vrais dangers. Les joueurs sont donc, bien malgré eux,
inconsciemment en fuite. Sans que leur bonne volonté puisse être remise en
cause !
Alors, comment faire retomber la
pression ?
Certainement pas en dissimulant l’enjeu aux
équipes. Il est important de savoir quel « match » on joue et les
conséquences de la victoire ou de la défaite.
Il ne faut donc pas éliminer la pression d’enjeu mais la canaliser et
l’équilibrer par une pression sur le jeu qui elle est motrice.
Pour cela, le manager doit faire basculer de
la pression d’enjeu vers le plaisir du jeu. Bien sûr, le « plaisir du
jeu » ne veut pas dire « jouer » au sens de s’amuser, mais
« jouer » au sens de mettre en œuvre les techniques et méthodes qui
font réussir. Et jouer en sachant qu’elle tactique on doit appliquer parce que celle-ci a été comprise et répétée,
c’est arriver plus détendu pour le coup d’envoi. On ne gagne jamais longtemps
dans un contexte de tension et de pression…On se blesse, on se démobilise, on
démissionne…On perd !
Recentrer les équipes sur les gestes qui
font gagner, parler de la méthode, séquencer le temps sont les différentes
actions qu’un manager doit savoir mettre en œuvre pour permettre aux équipes de
réussir, même dans les moments à forts enjeux.
Et nous, comment réagissons-nous lorsque les
résultats ne sont pas en ligne avec les objectifs, lorsque la pression sur le
résultat augmente ?
Savons-nous, lorsque nous encadrons des
managers, leur donner les moyens et les méthodes pour gérer la pression avec
leur équipe plutôt que de la transmettre voire, pire, de l’accentuer ?
Et vous, qu’en pensez-vous ?