Marc a perdu un enfant

Marc a perdu un enfant.

Il est revenu travailler après quelques mois d’arrêt. Son médecin avait considéré que son état émotionnel ne lui permettait pas de reprendre son travail après le congé pour « événement familial. »

Son manager, Yvan, qui est aussi le Directeur Général de cette entreprise de 80 personnes a reçu Marc, le jour de sa reprise, un lundi de septembre.

Pour Yvan, manager aguerri, recevoir Marc après cette tragédie a été le moment le plus difficile de sa vie professionnelle : « J’ai déjà été confronté à des situations difficiles comme gérer des licenciements, mettre fin à une période d’essai, des refus d’augmentation, un dépôt de plainte à l’encontre d’un salarié… Recevoir un père qui a perdu son enfant lors de sa reprise de travail est de loin la situation la plus terrible que j’ai dû affronter. »

Lorsque Marc lui a envoyé un mail pour lui annoncer son retour quinze jours plus tard, Yvan a vite compris deux choses. La première, c’est que ne pas recevoir Marc dès l’instant de son retour serait une faute managériale impardonnable. Plus que ça, d’ailleurs. Ce serait une faute inhumaine. Parfois, oublier ou décider de ne pas s’investir dans un acte managérial, c’est dommageable pour la motivation du collaborateur. Dans d’autres situations, l’absence managériale est une agressivité passive mais bien réelle, qui abîme la personne victime d’indifférence. La deuxième chose comprise par Yvan, c’est que quelle que soit la manière dont il allait recevoir Marc, il pourrait toujours considérer qu’il aurait pu faire mieux. Le sujet n’était donc pas d’animer un temps managérial parfait, et qui donc n’existe pas, mais de le préparer très sérieusement, avec un maximum d’anticipation, pour que son esprit et son cœur soient capables de trouver le chemin le plus juste pour réintégrer Marc, dans ce contexte si sensible.

Marc est revenu. Yvan l’a accueilli le mieux possible. Dans les premiers mois, il a fait en sorte de rapprocher les temps de rencontres formels et informels avec Marc, essentiellement par téléphone et Teams, Marc étant souvent en dehors de l’entreprise, puisqu’il occupe la fonction de commercial.

Yvan, par ces rencontres plus fréquentes, voulait mieux valoriser les réussites de Marc, souhaitait lui permettre d’exprimer s’il le désirait ses émotions, et lui offrir des temps d’écoute extra-professionnelle qui pouvaient mettre un peu de baume sur la cicatrice sensible de Marc.

Yvan n’est pas un sauveur. Il sait que face à la tragédie que Marc a vécue et continue de vivre, il est impuissant. Il ne guérira pas Marc.

Il n’en a pas le pouvoir et il ne veut pas se travestir en psychothérapeute qui jouerait à l’apprenti sorcier, les psychothérapeutes eux-mêmes n’ayant aucun pouvoir. Au-delà de sa disponibilité qui s’incarne dans une écoute respectueuse de ce que veut livrer Marc, ou garder pour lui, Yvan s’autorise à ne poser qu’une seule question : « De quoi as-tu besoin ? »

La réponse de Marc est souvent un silence.

Yvan écoute le silence.

Parfois, Marc demande l’impossible : « J’ai besoin de mon enfant en vie ».

Yvan sait que l’expression du besoin, même si elle reste sans réponse, n’empêche pas de l’accueillir par une écoute qui ne juge pas ; elle est malgré tout un petit poids en moins dans l’immense sac à dos qui contient les douleurs de Marc. De temps en temps, Marc exprime une demande qui pourrait l’aider et dont il est le seul à pouvoir répondre lui-même, s’il le décide. Par sa question, Yvan aide Marc à en prendre conscience et à agir sur des choses, aussi petites soient-elles, qui sont dans la zone de pouvoir de Marc. Il agit alors comme un catalyseur qui remet en marche.

Une fois ou l’autre, Marc a exprimé des besoins dont la réalisation dépendait en partie d’Yvan. Lorsqu’Yvan validait la pertinence du besoin exprimé et lorsqu’il était possible d’y répondre sans déstabiliser l’entreprise, il répondait favorablement, en aidant, quand c’était nécessaire, à la mise en œuvre de la solution.

Moins de quatre mois après son retour, Marc a demandé à rencontrer Yvan pour lui exprimer un besoin. Marc souhaitait changer de fonction.

Marc lui a exprimé son désir de rejoindre l’équipe de préparation de commandes à l’entrepôt.

Yvan a écouté Marc sur les raisons de cette envie de changement : « Dans mon travail, je passe mon temps à devoir être souriant, à écouter les clients, à passer du temps avec eux dans leur entreprise, au restaurant… Et je n’ai aucune envie de sourire, aucune envie de relations humaines. J’ai envie d’être seul avec ma souffrance et ma peine. À l’entrepôt, le travail est assez solitaire. Je prépare seul une commande, puis seul une deuxième et à nouveau seul une troisième, jusqu’à la fin de la journée. Que je ne sourie pas aux cartons n’enlèvera rien à la qualité de mon travail. Quand je dois vendre, le sourire fait partie de la panoplie du commercial. »

Yvan a confirmé à Marc qu’il y avait des postes vacants à la préparation de commandes. En plus, c’est dans l’ADN de l’entreprise de favoriser les mutations fonctionnelles internes. Cependant, Yvan a demandé à Marc un temps de réflexion avant de lui répondre.

Yvan a beaucoup réfléchi et a décidé de ne pas accepter la demande de Marc. Lorsqu’il lui a annoncé son refus, Marc l’a très mal vécu : « Je suis au plus bas et tu veux m’enfoncer encore plus. »

Marc n’a pas demandé à Yvan la raison de ce refus, il a préféré quitter le bureau directorial.

C’est seulement quelques jours plus tard que Marc est revenu voir Yvan pour lui demander de motiver son refus. Yvan a accédé à sa demande. Il a parlé avec douceur et fermeté à Marc qui l’a écouté sans l’interrompre : « Marc, je te connais depuis maintenant sept ans, et avant le drame que tu vis, je t’ai toujours connu heureux dans la fonction commerciale et particulièrement dans les relations que celle-ci te permettait de vivre. Je comprends parfaitement qu’aujourd’hui, il soit très difficile pour toi de donner le change à tes clients en « jouant » à celui qui va bien. Je ne me serais pas opposé à ton changement de métier si j’avais entendu des raisons positives. Par exemple, acquérir de nouvelles compétences, découvrir un environnement que tu connais peu, ou vivre des relations quotidiennes avec tes nouveaux collègues. Tu m’as motivé ton désir de changement par ton besoin de t’isoler. Je me trompe peut-être, mon job n’étant pas d’avoir toujours raison, mais d’être capable de me positionner. Je crois, pour l’avoir constaté depuis sept ans, que tu aimes ton métier de commercial. Si aujourd’hui tu t’en éloignes, tu risques de te couper de quelques moments de plaisir, de moments de vie. En acceptant ta demande, je crois que je ne vais qu’amplifier ta détresse. »

Marc a les larmes aux yeux.

« Marc, même si c’est dur, mon devoir c’est de prendre les meilleures décisions pour les collaborateurs, l’entreprise et les clients. Ma réponse est donc négative. »

Marc s’est levé et en quittant le bureau, dans un sanglot qu’il a eu du mal à retenir, il a dit à Yvan : « Tu ne sais pas ce que je vis et ta décision m’enterre encore plus. »

Yvan est resté prostré sur sa chaise une dizaine de minutes avant de pouvoir reprendre son travail. Durant des jours et surtout des nuits, il s’est interrogé sur la justesse de sa décision.

Marc a communiqué auprès des salariés de l’entreprise, concernant sa demande de changement de métier et le refus d’Yvan. Tous les collaborateurs ont témoigné à Marc leur soutien et exprimé leur incompréhension. Quelques courageux sont allés voir Yvan pour tenter d’infléchir sa décision. Malgré cela, Yvan a persisté, convaincu dans son for intérieur que sa décision, à défaut d’être la meilleure, était la moins mauvaise.

Un matin, en ouvrant sa boîte mail, Yvan a ouvert un message.

Expéditeur : quelquunquiveutdubienamarc@laposte.net

Objet : Marc

Texte : Tu n’es qu’un salopard !

Yvan a été blessé par ce mail. Il a décidé de ne pas en parler et de ne pas rechercher qui était l’auteur caché derrière ce pseudonyme.

Marc a continué son travail de commercial.

Yvan a été très présent. Il n’a jamais baissé son niveau d’exigence quant aux résultats attendus et à la manière d’effectuer ce travail de commercial dans son entreprise. En revanche, il a passé plus de temps avec Marc, durant des briefings en début de semaine ou avant un rendez-vous important, pas tant pour évoquer le plan d’action, Marc étant un expert de la vente, mais pour gérer au mieux les difficultés de Marc à se mettre au travail.

Marc n’est pas paresseux, mais Yvan a très vite remarqué que sa difficulté majeure, c’était de trouver l’énergie, surtout le lundi, de se mobiliser sur ses missions.

Yvan a donc institutionnalisé un rendez-vous hebdomadaire de 08h00 à 08h30 avec Marc, dont l’objectif principal était de lui donner l’énergie de commencer sa semaine, de se lever de son siège pour aller s’asseoir derrière le volant de sa voiture et se rendre chez son premier client de la journée.

Il a aussi passé plus de temps à accompagner Marc sur ses tournées. Habituellement, il le faisait une fois par trimestre, là, il a augmenté la fréquence : une fois par mois.

Un jour, Emilie, commerciale, est venue râler auprès d’Yvan : « Tu passes trois fois plus de temps avec Marc qu’avec moi ! Je sais qu’il vit l’horreur mais quand même !»

Yvan a de la considération pour Emilie et sa vive intelligence. Il a vite compris qu’Emilie ne lui en voulait pas de passer du temps avec Marc, mais qu’elle exprimait maladroitement le sentiment de ne plus être suffisamment regardée, accompagnée, managée.

Yvan s’est en effet rendu compte que la dernière fois qu’il avait accompagné Emilie chez des clients, pour la voir vendre et lui proposer un débriefing précis, constructif et apprenant, c’était il y a six mois. Quant à son entretien mensuel d’activité, il avait annulé les trois derniers.

Il a rapidement redonné à Emilie ce dont elle avait besoin et qu’elle avait le droit de recevoir, sans pour autant raboter les temps de management plus fréquents accordés à Marc.

Deux ans après la perte de son enfant, lors du traditionnel barbecue de juin organisé par Yvan, Marc a demandé la parole : « Il y a deux ans, trois semaines et quatre jours, j’ai perdu mon enfant. Je ne prends pas la parole pour attirer la pitié ou votre compassion, ni même pour vous couper l’appétit. Le méchoui est prêt et je compte bien lui faire un sort ».

Rires de soulagement de l’assemblée.

« Je voulais prendre quelques minutes pour remercier Yvan. J’aurais pu le faire en privé, dans son bureau, mais j’ai souhaité exprimer ma gratitude devant toute l’entreprise, car je sais qu’Yvan a été incompris par la plupart d’entre vous… non…d’entre nous, et malmené par certains. Je faisais partie de ces « certains » »

Yvan écoute religieusement Marc, en le fixant. Il sent sur lui les regards de l’ensemble de ses salariés. Il les ressent mais ne les voit pas, il veut être totalement attentif aux propos de Marc.

« Je ne sais pas si Yvan m’a sauvé la vie, n’exagérons rien, mais il a contribué, avec d’autres, à m’éviter une mort sociale. J’ai toujours aimé mon métier pour les nombreuses rencontres qu’il me permet de vivre. Et pour vendre aussi un peu, chef ! »

Marc sourit. Yvan l’imite malgré lui. L’assistance rit joliment.

« J’ai voulu quitter ce métier pour m’enfermer dans ma tristesse et construire entre moi et le monde un rempart de solitude indestructible. Yvan a refusé ma demande. Lorsqu’il m’a fait part de son refus, il m’a dit ne pas être certain de prendre la bonne décision. Aujourd’hui, Yvan, je veux que tu le saches, tu as pris la bonne décision. »

Yvan ne peut plus cacher son sourire. Il reçoit ce message comme un cadeau.

« Je vis encore et je vivrai toujours des moments difficiles. Il y a des deuils impossibles à faire. Merci Yvan d’avoir eu le courage de choisir la solution la moins facile à prendre, à annoncer et à assumer : refuser ma demande. Aujourd’hui, j’aime à nouveau mon métier et je perçois à quel point il est devenu une béquille dans ma vie, un point d’appui indispensable. »

« Allez ! Fais soif et faim ! »

Le management ne permet pas toujours de soigner sa popularité. Le management peut nous amener à être incompris, détesté.

Nous n’aurons pas tous des situations aussi tragiques à gérer que celle à laquelle Yvan a été confronté. Pour autant, nous n’échapperons pas à la confrontation avec des situations compliquées qui nécessiteront de prendre des décisions impopulaires, parfois difficilement acceptables et acceptées par nos collaborateurs.

Le manager est une femme ou un homme qui prend des décisions parfois difficiles parce que c’est le chemin qui permet la vie.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

Bonne réflexion !