Ca m’a arraché les tympans

Avant d’entrer dans le dur, prenons une image très simple pour poser le décor.

Et si on imaginait trois scénarios possibles ?
Trois situations absurdes, mais pas tout à fait impossibles, autour d’une simple réunion de travail et d’une sirène d’alarme un peu trop zélée.

Premier scénario, on commence léger.

Vous êtes en réunion avec quelques collègues.
Soudain, un message arrive par le haut-parleur :

— Dans cinq secondes, une sirène d’alarme très puissante et désagréable va sonner durant trois secondes.

Le temps que le message soit dit, la sirène se déclenche. Une sirène stridente, aiguë, particulièrement désagréable.
L’ensemble des participants à la réunion se fabrique un masque antibruit en collant fortement leurs mains sur leurs oreilles.

1… 2… 3… C’est terminé.

La voix métallique dans le haut-parleur se fait à nouveau entendre :

— Désolé pour le désagrément. Bonne fin de journée.

Surprenant.
Rachel ne résiste pas à y aller de son petit commentaire ironique :

— Tu vois, Camel, il n’y a pas que toi qui sais nous casser les oreilles.

Tout le monde rit de bon cœur de la gentille vanne, Camel compris, et la réunion se poursuit.

Deuxième scénario, on monte d’un cran.

Même décor, même réunion… mais la voix métallique annonce cette fois :

— Dans cinq secondes, une sirène d’alarme très puissante et désagréable va sonner durant dix minutes.

— C’est quoi ce gag ? s’amuse Mathias.
— Allez, on se casse, propose Mélanie.

La sirène se déclenche : Niiiiiiiiiiiiiin… Niiiiiiiiin…
Personne n’a pris le temps de ranger ni de récupérer ses affaires. Tout le monde est sorti pour trouver refuge deux étages plus bas, dans la salle de pause épargnée par l’agression sonore.

— Tout part en vrille, constate Nathanaël.
— On en profite pour prendre un café, positive Camel.

Troisième scénario : et si on poussait l’absurde jusqu’au bout ?
Toujours la même réunion.
La voix métallique se fait entendre :

— Dans cinq secondes, une sirène d’alarme très puissante et désagréable va sonner durant deux heures. La porte de votre salle a été fermée à clef de l’extérieur, les vitres sont incassables, les murs en béton armé. Bref, vous ne pouvez pas sortir. Nous vous souhaitons une agréable après-midi.

— Meeerde ! jure Mathias.
— C’est quoi ce bordel ? s’inquiète Simone.

La sirène se déclenche : Niiiiiiiiiiiiiin… Niiiiiiiiin…
Les casques antibruit improvisés montrent très vite leurs limites.

Camel monte sur la table et enlève une dalle du plafond. Il hurle sans que personne ne l’entende :

— Ça vient d’ici ! J’ai repéré l’endroit d’où sort le son !

Tel un cabri cherchant à échapper à un chasseur, il saute au sol et fouille dans son sac d’ordinateur. Il en ressort un Opinel. Il remonte sur la table, et la moitié de son corps disparaît à travers la béance laissée par la dalle enlevée.
Camel essaie d’atteindre les fils qui alimentent l’enceinte hurlante. Il ne parvient pas à les attraper. Entre le faux plafond et le plafond, il y a plus d’un mètre cinquante.

Mathias a compris ce que Camel tente de faire. Il grimpe sur la table, en s’aidant d’une étape intermédiaire — l’escalade d’une chaise — car, avec ses 58 ans, il n’a pas la souplesse ni l’agilité de Camel.
Enfin debout sur la table, il tape sur le bas du dos de Camel, qui ressort le haut de son corps de la grotte, suant et rouge d’énervement.

Mathias hurle, en exagérant volontairement la prononciation pour se faire comprendre :

— Je vais te faire la courte échelle !

Camel hurle à son tour :

— Pas compris ! Je n’entends rien !

Mathias se plie en deux, formant une marche en entrelaçant les doigts de ses deux mains. Camel comprend. Il pose un pied sur la marche et ses mains sur les épaules de Mathias pour éviter de perdre l’équilibre. Mathias se redresse, reprenant une position verticale qui fait monter ses mains de vingt centimètres à un mètre au-dessus de la table.

Camel s’élève doucement. Ce n’est plus maintenant la moitié de son corps qui a disparu, mais les trois quarts. Mathias souffle et souffre, mais il a décidé de tenir bon.

— Saloperie d’alarme ! hurle-t-il pour tenter d’extérioriser son mécontentement.

Un mètre plus bas, les collègues observent l’opération en suppliant intérieurement que le “chirurgien” parvienne à couper les fils de l’enceinte.
Que c’est long ! Dix minutes ? Vingt ? Probablement beaucoup moins, mais c’est le sentiment qu’ils ont, victimes de cette salle de torture.

Ça y est : Camel a réussi à atteindre les fils. Il va pouvoir les couper. En une fraction de seconde, il espère que ces fils ne transportent pas du courant fort mais faible. Vague souvenir de ses cours de physique, lorsqu’il était au lycée — qu’il regrette de ne pas avoir suivis avec plus de sérieux.

Camel vérifie qu’il tient bien le manche de l’Opinel sans qu’aucune partie de sa main ne touche la lame, et s’encourage d’un “Go !” qu’il hurle, sans que personne ne l’entende. Pas même lui.

Un coup sec : la lame aiguisée sectionne le fil.
Instantanément, l’alarme s’arrête. Plus de bruit.

Dans la salle de réunion, c’est le silence.
Le grand silence.
Le long silence.

Le même qu’on entend dans les films américains, lorsque le héros parvient à débrancher la bombe à la dernière seconde, empêchant qu’elle n’explose et fasse sauter le centre commercial, un 23 décembre à 16h17.

Mathias se baisse doucement.
Camel réapparaît.
Décoiffé.
Poussiéreux.
Encore plus en sueur que quelques minutes plus tôt.

Son visage crispé se détend et laisse enfin apparaître un sourire.
Les spectateurs le regardent, reconnaissants, et le paient d’applaudissements nourris.

— Tu es mon héros ! crie Mélanie, plus fort que nécessaire, encore sous l’affluence de la sirène hurlante trente secondes plus tôt.

Ce petit film mental posé, passons du décor à ce qu’il raconte vraiment.

Le son d’une alarme, c’est très vite insupportable.
Si ça ne dure que quelques secondes, comme dans le scénario 1, on s’en accommode. Nous avons les ressources internes pour gérer au mieux cette situation. Dès que c’est terminé, on passe à autre chose. C’est presque insignifiant, cet incident.

Peu de chance que, lorsque nous rentrerons dans nos domiciles adorés et que nos conjoints nous poseront la question rituelle :

— Ça s’est bien passé, ta journée ?

Nous leur répondions :

— M’en parle pas. L’horreur. Une alarme s’est déclenchée durant cinq secondes. Ça a été l’enfer.

On ne l’évoquera pas, car ce petit événement — et justement parce qu’il est petit — ne laissera pas de trace dans notre mémoire et sera donc vite évacué, oublié.

Même logique pour le deuxième scénario : plus long, mais évitable.

Le scénario 2, lui aussi, ne laissera presque aucune trace.
Si, dans le premier scénario, l’agression sonore n’a duré que quelques secondes et restait supportable, celle du second a duré beaucoup plus longtemps. Pour autant, elle n’a eu aucun véritable impact sur notre organisme : elle n’a provoqué ni inconfort ni souffrance, car nous avions la possibilité de la fuir.

Et c’est bien ce qu’ont fait les participants à cette réunion. Ils ont trouvé refuge dans la salle de pause. Peu de chance que, ce soir, ils parlent de l’incident à la maison. Éventuellement, ils évoqueront l’opportunité que la situation a permise : une pause supplémentaire.

En revanche, pour le scénario 3, c’est une autre limonade.
Les participants à la réunion ont vécu une véritable épreuve, malgré eux.

Mettons-nous à leur place : enfermés dans une pièce, avec une sirène hurlante à vous en décrocher les tympans pendant quinze minutes. Chaque nouvelle minute étant plus insupportable que la précédente. Le temps a dû leur sembler interminable.

Dans cette situation, certains se sont résignés à souffrir, en tentant — par un geste presque dérisoire, celui de plaquer les mains sur les oreilles — de gérer au mieux cette souffrance.
Un autre, Camel, aidé de Mathias, a agi pour aller casser la gueule à la source de l’agression.

Que se serait-il passé si Camel et Mathias n’avaient pas agi ?
Deux heures dans un environnement sonore agressif… de quoi devenir fou.

Cette agression provoque du stress.
Le stress, c’est une alarme — positive cette fois — qui met en alerte pour nous dire :

— Quelque chose ne va pas. L’environnement devient dangereux, toxique.

Parfois, dans l’entreprise, les managers, sans le vouloir, créent du stress.
L’une des manières les plus répandues, c’est d’exiger un haut niveau de performance dans un délai imparti, tout en ne communiquant, durant cette période, que sur l’enjeu en cas d’échec.
Et, sans arrêt, de remettre la pression en exigeant du résultat…

Plus le manager crée le stress, moins la performance se construit, plus les erreurs se multiplient et les retards s’allongent…
Et pour pousser son équipe à réussir malgré les erreurs et les retards, le manager reparle des enjeux et exige la performance — dans un contexte pollué par son propre management stressant — et dans un temps désormais trop court pour l’atteindre.

— On a un mois pour fabriquer 15 200 pièces. Si on ne réussit pas, ce sera la dernière commande de ce client et nous devrons licencier trois personnes dans l’équipe… Alors, au boulot, en route vers la réussite. Aujourd’hui, il faut donc produire 700 pièces. Bon courage.

Les collaborateurs bossent. Inquiets.
Dans leur esprit résonnent les mots du patron : « Nous devrons licencier trois personnes. »
Ils travaillent, mais ils sont tendus. Alors ils deviennent maladroits, oublient de faire certaines choses, ou au contraire les font plusieurs fois.

Le manager repasse dans l’atelier juste avant la pause déjeuner et s’informe du nombre de pièces fabriquées. À midi, il en faudrait 350. Et seulement 284 ont été produites.

Alors, il devient lui-même maladroit et crée encore plus de stress.
D’abord, un procès d’intention en feignantise :

— L’échauffement, c’est terminé ! Il faut se mettre à bosser maintenant !

Ben oui, évidemment. Si les collaborateurs ne performent pas, c’est qu’ils n’en foutent pas une.

Évidemment.

Ensuite, de la pression d’enjeu plus, plus, plus.
Le manager sait faire des règles de trois, et il va le faire savoir :

— Si vous aviez respecté la cadence horaire, soit 100 pièces à l’heure, vous seriez au résultat. Alors, pour y être ce soir, il va falloir, cet après-midi, rattraper le retard pris ce matin et produire 119 pièces à l’heure.

Et puis, il rajoute souvent un petit couplet moralisateur — donc culpabilisant — et deux ou trois incantations inutiles :

— Allez, allez ! Quand on a à cœur de bien faire son travail, on réussit. Alors, on ne lâche rien, hein ! Motivé ! Motivé !

Pour faire plaisir au patron, les employés vont tenter de rattraper le retard, toujours en ayant à l’esprit le risque de licenciement si le client n’est pas livré à temps, dans les quantités et les qualités attendues.

Stressés de plus en plus (1), les erreurs — anormales au regard de l’expertise de l’équipe —, les oublis, les petits bobos (on se pince, on se coupe…), s’accumulent. Heureusement, on prend un peu de temps pour se désinfecter, mettre un pansement et repartir au combat… pas très en forme.
Les premières petites engueulades — Pousse-toi, tu me gênes ! — vont se multiplier.

Quant à la performance attendue à 17 h 00, c’est déjà cuit à 15 h 00 : 521 pièces au lieu de 700.

Le lendemain, le manager créateur de stress — peur d’échouer —, plutôt que de motivation — désir de réussir —, mettra encore plus la pression sur l’objectif journalier :

— Faites-moi 880 pièces, il faut rattraper le retard pris hier !

Il rappellera l’enjeu de manière brutale, ironique et culpabilisante :

— Vous avez vraiment envie de sauvegarder vos emplois ? On pourrait en douter !

Et il comparera cet atelier à un autre :

— Ne me dites pas que c’est impossible ! Sur un autre site de production, ils font plus de pièces, et pourtant ils sont moins nombreux que vous !

Ce qui aura pour effets de faire détester l’autre site, de faire détester le manager lui-même et de démotiver encore davantage une équipe qui souhaite bien faire mais qui n’en a plus les moyens.

Cherry on the cake, le manager, au fil des jours et des échecs quotidiens, multipliera les visites imprévues à l’atelier pour s’assurer que les collaborateurs bossent.
Il s’arrêtera longuement pour observer, les uns après les autres, chaque opérateur, qui, sentant la présence inquiète de leur manager, s’immobiliseront, pétrifiés par la crainte de mal faire — ou enchaîneront maladresse après maladresse.

En voyant ça, le manager se contentera de soupirer et de marmonner :

— Qui c’est qui m’a filé des branques pareils ?

Ou poussera une gueulante, entendue jusque dans les bureaux, qui n’occasionnera que plus de stress, de peur et d’échec.

Lorsque le manager retournera dans son bureau, un collègue lui dira :

— On t’a entendu gueuler depuis l’atelier.
— Ouais, c’est pas terrible… mais j’avais les boules, ça m’a fait du bien.

Bref, il a transféré ses boules à son équipe… qui les reçoit comme des boulets.
Et travailler avec des boulets attachés aux pieds, ça complique un peu les choses, quand même !

Inévitablement, le stress a fait des dégâts : arrêts maladie, démissions, accidents du travail, mauvaise ambiance et…10 425 pièces produites. Bien loin des 15 200 visés et peut-être atteignable.

Il ne suffit pas qu’un objectif soit ambitieux et réaliste pour qu’il soit atteint.
Encore faut-il que le management ne le rende pas irréaliste en y infusant la toxicité du stress.

Certains diront qu’il y a le bon stress et le mauvais stress.
Ce qui est vrai pour le cholestérol ne l’est pas pour le stress.

Les commentateurs sportifs adorent évoquer le stress qui provoquerait le dépassement et la victoire… blabla… augmentation de l’adrénaline… blablabla… noradrénaline… blablabla… oxytogrenadine… blablabla… endorphine…

Une mode de plus en plus audible dans les paroles des commentateurs sportifs, mais aussi visible dans les publications LinkedIn, venant de nombreux coachs « mentaux », « de vie », « de performance », « d’alignement », « de congruence », « d’harmonisation », « d’expansion de soi », « d’énergie vibratoire », « de rayonnement quantique », « de libération du potentiel intérieur », « d’optimisation de l’aura managériale », « de leadership lunaire », ou encore « coachs holistico-cosmiques »…
Tous persuadés d’être devenus neuro-scientifiques après avoir lu deux ouvrages de vulgarisation sur le sujet.

Stress positif !?

Pffff… t’en foutrais, moi, du stress positif.

Bullshit.

Le stress est une agression.
Si l’agression est faible et rapide, l’agressé peut la gérer… comme la sirène de trois secondes.
Mais si elle est virulente et longue, l’organisme souffre et se tend.

Souffrir et être tendu, c’est exactement ce qui provoque l’échec.
Lorsque l’on veut réussir, au contraire, il faut être détendu, et que le ratio plaisir/souffrance durant l’action — qu’elle dure dix secondes ou un an — soit en faveur du plaisir.

Bref, il faut passer du stress agressif – c’est un pléonasme - , qui inhibe et fait échouer les meilleurs sur des objectifs pourtant à leur portée, au trac, qui lui, est moteur et permet à des collaborateurs « normaux » d’atteindre des objectifs ambitieux.

Le trac, c’est l’inverse du stress.
Le trac, c’est la certitude que, pour atteindre l’objectif, je sais ce qu’il convient de faire à chaque instant.
Et que, dès lors que j’investis mon énergie sur les bons leviers de performance, en cas de réussite, mon manager me dira : « Merci et bravo ! », et qu’en cas d’échec — ça peut arriver — il me dira : « Merci, vous avez fait le maximum. »

Si l’environnement de travail est stressant, les collaborateurs ne le supporteront pas longtemps et feront en sorte de s’éloigner de s’en éloigner.

Ils auront raisons.

Parmi les stratégies, parfois consciente, parfois inconscientes pour s’éloigner de l’agression, il y a notamment :

- La démission ; Le collaborateur quitte l’entreprise… ou la vie. Ils quittent l’entreprise momentanément — arrêts maladie, accidents du travail —, définitivement par la démission, et parfois tragiquement par le suicide.

- Le détachement : un samedi matin, en se réveillant, le collaborateur a une illumination. Il se dit :

« Je travaille avec la volonté de réussir. Je m’investis, je m’épuise en accélérant le rythme, en grignotant mes temps de pause, et pendant ce temps, mon manager me stresse.
Bilan des courses : à la fin de la journée, je suis physiquement et mentalement épuisé, insatisfait du résultat de mon travail, et au mieux mon manager fait la gueule, au pire il m’engueule.
Et pourtant, je fais de mon mieux.
Trente-cinq heures par semaine d’enfer : ça pourrit mes nuits, mes week-ends et mes relations familiales et amicales.
Si ça continue, je vais payer le prix fort : santé, divorce… ça ne vaut pas le coup.
Alors maintenant, je travaille le mieux possible, par honnêteté et loyauté.
Si les objectifs, au départ réalistes, deviennent irréalistes à cause du management stressant de mon manager, ce n’est pas ma responsabilité.
En tant que salarié, j’ai une obligation de moyens : investir mon énergie sur les leviers, les basiques, les process, les fondamentaux dont dépend la performance.
Le résultat, c’est la responsabilité de mon manager.
Le pire du pire du pire qui puisse m’arriver, ce serait de perdre mon job.
Je n’y crois d’ailleurs pas. Dans l’entreprise, on ne vire que les collaborateurs qui ont eu des comportements déviants multiples ou graves : vol, agression physique, calomnie envers l’entreprise devant un client ou sur les réseaux sociaux.
On ne vire pas parce qu’un salarié échoue alors qu’il bosse.
Et quand bien même, je retrouverai du travail.
L’acceptation de cette issue — assez peu réaliste, mais acceptée — me fait déjà me sentir beaucoup plus léger.
À partir de maintenant, je me désintéresse du résultat.
Je me désinvestis émotionnellement de la relation avec mon manager.
Entre lui et moi, il y a une paroi épaisse, invisible, en verre. Je le sais : chaque jour, il viendra nous reprocher notre manque de performance, sans percevoir qu’il est l’élément perturbateur, la raison suffisante de notre échec… de son échec.
Selon les jours, il poussera une gueulante, fera la morale ou du chantage affectif — faites-le pour moi
Par politesse, je l’écouterai en tentant de ne pas sourire et je validerai ses propos par des hochements de tête mécaniques…
Enfin… je validerai… c’est ce qu’il pensera.
En réalité, j’évacuerai.
À la fin de la journée, mon cerveau “pro” sera en position off, et je profiterai des beautés de la nature qui explose au printemps, de la fierté de voir ma fille de quatre ans faire du vélo sans les petites roulettes, du plaisir de partager un verre de vin avec ma femme. »

- Le mercenariat : le collaborateur se dit :

« Mon manager ne parle que d’atteinte d’objectifs et de rien d’autre ?
Il est obsédé par le résultat ?
Il veut du résultat ? Il va en avoir.
La fin justifie les moyens : ce sera, à partir de maintenant, mon mantra.
Alors, pour lui livrer ce qu’il veut, je vais mettre quelques coups de scalpel dans les méthodes.

Par exemple, pour gagner du temps et produire ses putains (2) de pièces, je ne ferai la maintenance préventive de ma machine que tous les deux jours. Deux heures de gagnées dans la semaine…
De la même façon, je ne contrôlerai qualitativement plus qu’une pièce sur deux… Encore deux heures de gagnées.
Bref, je vais lui livrer ce qu’il demande. Et j’aurai la paix.
Il sera content et, peut-être même, ira-t-il fanfaronner pour mettre en avant la qualité de son management :

“Tu vois, quand je te mets la pression, tu finis par réussir !
C’est dommage qu’il faille toujours te booster ou te menacer pour que tu te bouges.
Depuis le début, je te dis que l’objectif était à ta portée.
Tu vois que j’avais raison.
Heureusement que j’étais là, sinon tu ne t’en serais jamais sorti !”

Pathétique. »

Bref, le mercenaire ne l’est pas par immoralité personnelle, mais par nécessité de se préserver.
C’est le management stressant du manager qui a enfanté le monstre.

Le mercenariat, c’est une manière de doper le système.
Personne n’est dupe. Pas même le manager.
Il se doute bien que quelqu’un qui produisait dix pièces par jour et qui se met soudainement à en produire vingt ne s’est pas simplement mis à travailler — puisqu’il travaillait déjà —, mais a forcément modifié quelque chose.

Tôt ou tard, la supercherie sera découverte : la machine, faute de maintenance, tombera en panne ; les pièces seront refusées par le client, qui, lui, les contrôlera minutieusement.

Mais le collaborateur aura, dans l’ici et maintenant de sa vie, durant un moment, le bénéfice de son mercenariat : la tranquillité.
Ce qui, il faut bien le reconnaître, est assez opposé au stress.

Alors, pour éviter de stresser nos équipes, il faut se souvenir d’une règle managériale absolue.
Lorsque les objectifs doivent être atteints au regard des conséquences parfois dramatiques s’ils ne le sont pas — pour l’entreprise (faillite, perte de clients), pour le collaborateur (licenciement pour manque de performance durable), pour le client (retard de livraison qui le fait, lui aussi, lourdement chuter) —, il faut garder à l’esprit ceci :

Le manager est importateur de stress (la peur d’échouer des collaborateurs)
et exportateur de plaisir (le désir de réussir des collaborateurs).

Autrement dit, il troque la pression d’enjeu — le combien, l’objectif à atteindre — contre la pression sur le jeu — le comment, la manière d’y parvenir.

Pour éviter de créer du stress, le manager doit informer ses collaborateurs des objectifs et de l’enjeu avant de commencer à travailler.
On en parle une fois, et pas plus.

Si l’objectif et l’enjeu sont clairement expliqués, les collaborateurs les comprendront et les retiendront.
Inutile de faire comme certains entraîneurs sportifs à la mi-temps, dans les vestiaires, lorsque leur équipe est menée au score :

— C’est quoi ce bordel ! On est menés deux-zéro !
(Inutile : ils le savent.)

— Si on perd, on descend en Ligue 2 ! C’est ça, l’enjeu du match !
(Inutile : ils le savent, ils ont compris et ne l’ont pas oublié.)

— Maintenant, il vous reste 45 minutes pour ne pas prendre de but et en marquer trois !
(La plupart n’ont pas fait math spé, mais ils savent compter, et ils ont bien conscience que pour gagner, il faut avoir marqué un but de plus que l’équipe adverse.)

— Et maintenant, vous vous démerdez comme vous voulez, mais vous me ramenez la victoire !
(Et ça, ils ont bien compris que c’était une démission managériale.)

Entre un stress qui augmente sous la pression d’enjeu et un manager qui ne mérite pas qu’on s’investisse pour lui, le match est plié avant même d’avoir recommencé.
Ce sera une défaite, reflet fidèle d’un management qui stresse.

Le discours du manager à son équipe, avant ce mois décisif de production, serait plus motivant et responsabilisant s’il ressemblait un peu à celui-ci :

— Vous le savez, l’entreprise vit des moments difficiles.
Ce mois-ci, nous allons devoir produire 15 600 pièces pour un client exigeant.

L’enjeu est le suivant : si nous atteignons l’objectif de production dans la qualité attendue par le client, il s’est engagé à recommander d’autres séries dans des quantités supérieures.
Cela nous permettrait d’envisager l’avenir de l’entreprise avec beaucoup plus de sérénité.

Inversement — et je vous dois la vérité, car je vous respecte et je ne m’adresse pas à des enfants, mais à des adultes responsables —, la non-atteinte de l’objectif signifierait la perte de ce client et la nécessité d’envisager des licenciements.

Évidemment, je veux que nous fassions tout pour éviter cette situation, et plus encore, pour être fiers de notre succès.

Pour nous aider à suivre notre performance durant ce mois, sachez que pour atteindre l’objectif final, il faudra produire 100 pièces à l’heure.

L’objectif est ambitieux, mais atteignable, à quelques conditions.
La première,
c’est l’investissement de chacun et le désir de réussir.
La deuxième, c’est de travailler comme nous savons le faire, mais en étant particulièrement attentifs à quatre gestes métiers et comportements indispensables ce mois-ci.

J’ai la conviction que l’incarnation permanente de ces comportements et gestes métiers nous permettra d’obtenir le meilleur résultat possible.

Est-ce que ce résultat sera 15 600 pièces produites ?
Personne ne le sait aujourd’hui. Peut-être que ce sera le cas, à la dernière heure du mois. Peut-être que nous l’atteindrons avec deux jours d’avance. Ou peut-être pas.

Ce qui est certain, c’est qu’en étant extrêmement rigoureux sur notre comportement et sur ces trois basiques de progrès, nous nous mettons dans la meilleure situation possible pour réussir.

Ces comportements et basiques de progrès, je les ai identifiés hier avec deux d’entre vous.
Je les ai sollicités, car je les considère comme les experts de notre équipe.
Ils m’ont proposé de nombreux leviers d’amélioration. Par l’échange, nous avons affiné ceux qui étaient les plus faciles à mettre en place, ceux qui ne dépendent que de nous et qui ne nécessitent pas un temps d’appropriation trop long.

Nous en avons distingué neuf.
J’en ai sélectionné quatre.

Pour la plupart, vous les connaissez déjà.
Cependant, connaître n’est pas suffisant. Ils sont parfois appliqués, mais pas systématiquement.
Il faut systématiser.

Vous allez voir : rien de génial, rien de nouveau, juste de l’intelligence opérationnelle.

Il est possible que l’un ou plusieurs d’entre vous, en entendant ces axes de progrès prioritaires, se disent :
“Mais je le fais déjà très bien, et systématiquement !”

Peut-être. Même si, pour être honnête, j’en doute un peu. Mais je peux me tromper.
Alors merci à ceux qui le font déjà, et continuez. Votre exemplarité est un bonus.

Pour les autres, je vous demande de les appliquer avec loyauté.

Durant ce mois, les résultats quotidiens de la production seront affichés chaque jour, avec les écarts positifs ou négatifs et les cumuls.
Je ne les commenterai pas. Ce n’est pas utile.

En revanche, ce que je vais regarder attentivement durant tout le mois, c’est que notre comportement et nos basiques de progrès soient appliqués scrupuleusement, dans la lettre et dans l’esprit.
Et c’est normal : j’ai la conviction que, dans leur application , se cachent des centaines de pièces supplémentaires — celles que l’on perd quand on ne les applique pas.

Mon job, c’est de vous informer sur l’objectif à atteindre, sur l’enjeu de cet objectif, et sur les leviers opérationnels qui en sont les conditions de succès.

Et pendant le match — pendant ce mois —, mon travail, c’est de regarder tranquillement, collectivement ou individuellement, de vous encourager, vous féliciter lorsque ces gestes sont appliqués, vous aider à les maîtriser lorsqu’ils restent difficiles, et vous recadrer fermement lorsqu’ils ne sont pas faits et que leur absence crée non pas de la performance, mais de l’échec.

Allons-y pour le comportement attendu et les trois basiques de progrès.

Le comportement est le suivant :

« Lorsque j’ai un reproche à faire à l’un de mes collègues, j’en parle à lui, et à lui seul, dans les 24 heures qui ont suivi ce qui a déclenché mon inconfort ou mon mécontentement.
Je le fais en privé, et j’évoque la situation sans agressivité et sans accuser la personne. »

Il est normal que, dans une équipe, il y ait des frottements, des incompréhensions.
On ne pourra jamais totalement les éliminer, car c’est un ingrédient permanent de la vie collective.
En revanche, on peut chercher à les diminuer et à mieux les gérer.

Lorsqu’un collègue a un comportement qui me gonfle, il faut éviter deux écueils :
le premier, c’est de ne rien dire ;
le second, c’est de mal dire — trop attendre, élever la voix, faire des amalgames, accuser la personne plutôt que d’évoquer la situation, régler ses comptes en public, ou encore parler du différend à tout le monde… sauf à celui qui est concerné.

J’ai la conviction que le “non-dit” et le “mal dit” provoquent une baisse d’énergie individuelle et collective, et donc… moins de pièces produites.
Combien précisément ? Aucune idée.
Mais suffisamment pour que nous apprenions, vous et moi, à nous dire les choses difficiles avec transparence et respect.

Naturellement, si l’un de vous ne se sent pas à l’aise pour aller rencontrer un collègue, n’hésitez pas à venir m’en parler : je saurai trouver le temps pour vous aider à préparer cet entretien.

Maintenant, les basiques opérationnels.
Là encore, on oublie le mystico-gélatino-mouflou pour laisser la place à des choses terre à terre, qui produisent du fruit.

Premier basique :

Le matin, avant d’allumer ma machine, et en début d’après-midi, je vérifie que j’ai à mon poste suffisamment de matière première pour produire les pièces dont j’ai la responsabilité.

Ne pas le faire systématiquement, c’est s’exposer à des arrêts de machine en cours de production pour aller refaire le stock dans la journée.
Et ça, ça occasionne une perte de temps. Beaucoup de temps. Enormément de temps.

La semaine dernière, j’ai observé, sur une seule journée, le nombre de fois où des machines ont été arrêtées pour aller chercher de la matière première dans l’entrepôt — matière qui aurait pu, et dû, être apportée au début de la séance de travail.
Cela s’est produit six fois.
Six fois, alors que nous sommes dix.
Et à chaque fois, c’est 35 minutes d’arrêt de production.

Par gentillesse pour vous, j’ai fait le calcul du temps perdu sur un mois : 4 620 minutes, soit 77 heures.
C’est l’équivalent de quinze jours d’absence d’un collaborateur. C’est énorme.
Ce basique, appliqué systématiquement, c’est plus de 800 pièces en plus sans aucun effort supplémentaire.

Deuxième basique :

Arrêter les machines non pas à 15 h 20, lorsque la journée se termine, mais à 15 h 05.

Lorsqu’on les éteint à 15 h 20, on quitte immédiatement l’atelier, et c’est seulement le lendemain matin que nous commençons nos journées par 25 minutes de nettoyage de nos postes de travail.
Vingt-cinq minutes fastidieuses, car ici, personne n’affectionne vraiment cette tâche.

En la faisant le soir, nous libérons notre cerveau d’un poids :

“Demain, je commence par quelque chose que je n’aime pas faire.”

Et comme toute chose que l’on n’apprécie pas, on la fait plus lentement.

Le matin, nous avons sept heures devant nous.
J’ai observé : en moyenne, le nettoyage prend 25 minutes.
Puis j’ai demandé à l’un de vous de nettoyer sa machine à un rythme normal, sans interruption : 12 minutes.

Là encore, près de 50 heures à gagner.
Avec un autre avantage : commencer la journée par ce que chacun de nous préfère faire, ici, dans notre atelier — produire.

Enfin, le troisième basique :

À partir de maintenant, je vais vous distribuer des petits drapeaux rouges.
Quand vous verrez un signal faible sur votre machine — c’est-à-dire pas le gros problème qui casse tout, mais les signes avant-coureurs : un bruit un peu bizarre, une consommation d’huile un peu supérieure à d’habitude, une vibration inhabituelle — bref, quelque chose qui ne dépend pas de votre maintenance préventive habituelle — vous plantez le drapeau rouge.

L’idée, c’est que la personne du service maintenance, qui passe une ou deux fois par jour dans notre atelier, puisse voir immédiatement où il y a quelque chose à surveiller.
Elle saura où aller, elle pourra en parler directement avec vous, et décider s’il faut arrêter la machine tout de suite, avant qu’elle ne tombe en panne, ou si au contraire la réparation peut attendre un peu.
Dans ce cas, elle la notera pour intervenir plus tard.

Le but, c’est donc d’être proactif dans l’information, d’éviter les mauvaises surprises et les arrêts inutiles.

Je vous donne un exemple concret : le mois dernier, plusieurs machines sont tombées en panne.
Résultat : plus d’une centaine d’heures de non-production.
Quand j’en ai parlé avec le service maintenance, ils m’ont dit :

“C’est dommage, parce que, vu les symptômes, on pense qu’avant la panne il y avait déjà quelques signaux faibles. Si on les avait vus à temps, on aurait pu intervenir avant que ça casse.”

Ces drapeaux rouges, c’est exactement pour ça.
Pas pour pointer les problèmes, mais pour gagner du temps, de la sérénité et des pièces.

Sandrine, Amandine, Jennifer, Chloé, Patrick, Mamadou, Julien, Sofiane, Théo, Miguel, Mamadou,

J’ai bien conscience que des leviers de progrès, il pourrait y en avoir beaucoup plus que quatre.
Mais j’ai voulu en retenir quatre seulement, pour éviter la dispersion.
Et ces quatre-là, je ne les ai pas simplement identifiés, je les ai discernés.
Parce qu’ils me semblent être ceux qui peuvent nous permettre de faire, le plus rapidement possible, les plus gros progrès… avec le moins d’efforts.

Ce comportement et ces trois basiques, je sais que vous pouvez les mémoriser facilement — et surtout, les appliquer.

Dès lundi, on se les approprie tranquillement : ce sera notre journée de chauffe, pour prendre les bons réflexes.
Et à partir de mardi, c’est systématique.

Je voudrais terminer sur une chose :
Si, à la fin du mois, nous avons atteint notre objectif, ce sera votre victoire.
Je vous dirai simplement bravo et merci.

Si, à l’inverse, nous ne l’avons pas atteint, mais que vous avez investi votre énergie comme il faut, et que vous avez appliqué le comportement et les trois basiques de progrès, alors je vous dirai merci pour votre loyauté.

Et pour le reste… eh bien, on verra.
On ne peut pas tout prévoir, mais on peut tout faire pour mettre les chances de notre côté.

On ne fait pas taire une sirène en criant plus fort qu’elle.
On la fait taire en coupant au bon endroit : là-haut, au plafond, sur les bons fils.
Dans l’entreprise, c’est pareil : on coupe la pression d’enjeu inutile qui génère le stress, et on règle la pression sur le jeu, celle qui crée la sécurité — « je sais ce que je dois faire » — et le trac — « j’ai envie de réussir ».
Un comportement simple et trois basiques : suffisants et nécessaires pour réussir sans souffrir.
Et, au bout, le même effet que dans la salle de réunion :
le grand silence utile… celui où l’on travaille bien.

Cet exemple se déroule dans un atelier industriel.
Mais, au fond, que l’on soit vendeur de fromage dans une fromagerie, avocat fiscaliste, comptable, mécanicien automobile, ou quoi que ce soit d’autre, le principe reste le même : il y a toujours un moment où les objectifs deviennent difficiles à atteindre, dans des contextes parfois tendus, souvent complexes.
Faire en sorte que les managers traduisent la pression de l’enjeu en pression sur le jeu, ce n’est pas une option.
C’est une nécessité.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

Bonnes réflexions.

(1) La seule bonne nouvelle qu’envoient les gens stressés, c’est qu’ils montrent ainsi qu’ils ne s’en foutent pas : ils ont le désir de réussir… ou au moins de ne pas échouer.
Les gens qui s’en foutent, qui ont renoncé, ne sont jamais stressés.

(2) Souvent un collaborateur à bout, utilise un vocabulaire qui n’est pas le sien lorsqu’il va bien.