J’ai connu des portes de chiotte plus agréables
Coup de gueule contre la maltraitance client
Vendredi, je suis allé chez le coiffeur.
Pour me faire couper les cheveux.
Je trouvais qu’ils étaient trop longs, et ça tient chaud.
Depuis mon fauteuil — assis inconfortablement, comme souvent chez les coiffeurs — je vois, de l’autre côté de la rue, un magasin qui s’étend sur vingt mètres de long.
L’enseigne : À l’eau salée.
Il s’agit d’un centre de détente qui propose une expérience de flottaison : on s’immerge dans une grande baignoire remplie d’eau très salée, dans une ambiance tamisée.
La mer Morte à portée de chez vous.
J’ai déjà entendu des personnes parler positivement de cette expérience.
Je demande à mon coiffeur s’il l’a vécue lui-même.
— Oui ! Lorsqu’ils sont arrivés, ils sont allés rencontrer les commerçants pour nous offrir un bon de réduction important. Je n’ai pas résisté et j’y suis allé.
C’est malin de jouer la carte de la prescription par les commerçants à proximité.
Il poursuit :
— Alors ? J’ai adoré, vous devriez y aller.
— Et ça marche, ce business ?
— Honnêtement, je ne sais pas… Ils ont ouvert il y a plus ou moins six mois, et je ne vois pas grand monde pousser la porte. En même temps, je ne passe pas tout mon temps à observer s’il y a du passage.
…
— Ce que je sais, c’est que c’est magnifique. Les travaux ont duré quelques mois. J’ai rencontré le propriétaire, il m’a donné le montant investi… ça fout le vertige !
Convaincu par mon artiste capillaire, je m’engage prudemment :
— En sortant, j’irai faire un tour pour prendre quelques renseignements.
— Vous avez raison, vous ne le regretterez pas !
Je sors de ma séance de ratiboisage avec une coupe que je n’aime pas — celle que j’ai toujours en sortant de chez le coiffeur, qui se sent obligé de brushinger à fond —, je traverse la rue et j’entre dans le centre de flottaison.
En effet, c’est beau.
L’éclairage, les matériaux, le diffuseur d’odeur, la musique… tout donne envie de passer un peu de temps dans ce lieu.
À gauche, à quelques mètres de l’entrée, un comptoir.
Derrière, une jeune femme au téléphone.
Elle me voit et, sans un sourire, me désigne d’un mouvement sec du menton un fauteuil.
Je comprends que je dois m’asseoir.
J’obtempère.
J’espère que l’eau de leurs cuvettes de luxe sera plus chaude que l’accueil reçu.
« J’ai connu des portes de chiottes plus agréables », pensais-je.
Elle parle assez fort, et j’entends facilement la conversation.
Manifestement, ce n’est pas un client à l’autre bout du fil.
Je comprends que son interlocutrice s’appelle Maryline.
Je comprends aussi que Maryline n’est pas une pro d’Internet.
Heureusement, mon… hôtesse d’accueil semble, quant à elle, experte.
En tout cas, plus calée qu’en accueil des clients.
— Mais non ! Il faut que tu passes en connexion privée… sinon, ils te repèrent et ils augmentent les prix des vols¹.
— ……………………………………………………………………………
— C’est affolant, hein ! Antho m’a dit qu’entre 12 h 20 et 12 h 45, le prix du billet avait pris 100 balles ! Tu te rends compte !!! — s’égosille-t-elle, outrée par tant de malhonnêteté.
Je n’entends rien, mais j’espère que Maryline se rend compte et prend des notes.
— Ben oui, t’as raison… Attends, j’en ai pour une minute… — avertit l’hôtesse.
Elle éloigne le portable de son oreille et me gratifie d’un « Oui ? » interrogatif.
Je me lève, avec une forte envie de la bousculer, mais je ne me laisse pas aller, contrairement à Cloclo.
— Bonjour Madame, je viens me renseigner sur…
Elle me coupe, attrape un livret qu’elle me tend :
— Y’a tout là-dedans !
Surpris, je reste silencieux et immobile.
C’est rare.
Je regrette, rien que pour ça, que la scène n’ait pas été filmée.
Mon silence et ma momification la surprennent.
— Heu… autre chose ?
— …
— Vous avez tout dedans — me rassure-t-elle, en désignant d’un index à l’extrémité aiguisée et menaçante la brochure. — Tout : les horaires, les prix, les formules, tout tout tout !
Je bredouille un timide :
— Ok².
Intérieurement, je chante : « Tout, tout, tout, vous saurez tout sur le zizi. »
— Merci Madame, à bientôt.
— À bientôt.
Le temps de rejoindre la porte, j’ai celui d’entendre :
— T’es toujours là ?
— ……………………………………………….
— J’ai été un peu longue… J’te disais, Antho…
Je suis dehors, je n’aurai pas la suite de ma formation à la navigation privée.
Mon pronostic, si rien ne change : un an avant la fermeture du centre de flottaison.
Je me projette en octobre 2026.
Je suis à la terrasse d’un café et je reconnais… je n’ai pas son prénom… appelons-la Innocente.
— Bonjour Mademoiselle, ne seriez-vous pas une ancienne employée du centre de flottaison ?³
— Ah oui, en effet ! Vous y étiez venu ?
— J’étais passé… Je crois que ça a fermé il y a quelques mois.
La suite : une dénonciation des meurtriers… un vrai complot.
La météo, le conflit en Ukraine, l’instabilité politique en France, le stationnement payant, la conjoncture⁴, la crise⁵, les clients qui viennent se renseigner et ne reviennent pas acheter la prestation⁶ — je rougis légèrement… c’est qu’elle arrive à me faire culpabiliser, Innocente ! —, l’incarcération de Sarkozy, l’augmentation du prix de l’essence, du gaz, de la pommade pour soulager les hémorroïdes…
J’opine :
— Je comprends… c’est… c’est injuste.
— Voilà, c’est injuste… Mais ne vous inquiétez pas pour moi⁷, j’ai retrouvé du taf. Je m’occupe de l’accueil d’une auto-école qui a ouvert il y a trois semaines.
Je me surprends à m’inquiéter⁸ pour le propriétaire.
Le compte à rebours avant fermeture a commencé : J – 256 jours.
— Et cette auto-école, elle a fait imprimer une plaquette avec les forfaits, les prix ?
Elle me regarde, surprise par ma question :
— Ben oui, c’est indispensable.
Café terminé, je me lève et je ne la bouscule toujours pas.
Encore une entreprise qui va faire faillite et qui sera évidemment la victime innocente d’un environnement pervers, qui a juré sa mort.
Plus certainement, est-elle la victime innocente d’Innocente.
La plaquette qu’Innocente m’a remise lors de ma venue comporte douze pages.
Papier glacé, assez qualitatif.
Prestation du graphiste, impression : ça a dû coûter 10 % du budget de l’organisation des JO.
Un investissement décidé par le propriétaire avec l’espoir que le retour en CA serait au centuple rapidement.
C’est touchant, la naïveté.
En fait, il a investi dans l’arme de destruction de l’entreprise.
Majoritairement, les personnes qui poussent la porte n’ont jamais vécu l’expérience de la flottaison.
De quoi ont-elles besoin ?
D’une plaquette luxueuse ?
Évidemment que non.
Juste d’un accueil chaleureux, d’un temps partagé, de gentillesse, d’écoute des questions, de prise en compte des inquiétudes, d’une proposition assurée et assumée de prise de rendez-vous pour une séance de barbotage… Bref, avant d’acheter la prestation, ils ont besoin d’un commerçant.
Ils ont besoin que l’expérience de détente commence avant qu’ils n’immergent un orteil dans la bassine d’eau salée.
Ce qu’a fait Innocente — et surtout ce qu’elle n’a pas fait — est un quintuple attentat.
Première victime : le client, qui repart au minimum agacé, probablement contrarié, certainement déçu.
Deuxième victime : son employeur — co-coupable, cependant —, qui va faire faillite.
Troisième victime : le produit vendu, qui pour ce client est devenu une grosse bouse.
Quatrième victime : les fournisseurs d’À l’eau salée, qui probablement n’auront jamais leur dernière facture payée.
Cinquième victime : l’État — donc nous tous —, qui, indirectement, subira les conséquences de la faillite.
Et comme le faisaient chanter Gainsbourg et Birkin : « Con, c’est con les conséquences. »
Verdict : Innocente est coupable.
Circonstance atténuante : oui ! Innocente ne sait pas ce qu’elle fait — ni ce qu’elle ne fait pas —, ni les conséquences de ses actions et inactions.
Innocente est coupable, mais pas seule.
Coupable aussi, et surtout, son employeur, qui laisse faire.
Par inconscience : croire qu’un produit ou un service se vend, dans un contexte économique tendu, sans relation proactive et altruiste entre celui qui représente l’entreprise — le vendeur (oui, vendeur, ce n’est pas un gros mot) — et le potentiel futur client.
Par naïveté : croire que le marketing suffit à faire vendre. Dans ce cas, le rôle de la personne à l’accueil se limite à assurer les heures d’ouverture et à permettre aux clients d’entrer pour… récupérer la plaquette.
Par manque de courage : celui d’exiger, dans la lettre et dans l’esprit, systématiquement, ce qui conditionne un accueil client digne, et qui augmente de manière significative l’envie d’acheter.
Un peu d’optimisme : dans douze mois, À l’eau salée sera toujours là… Innocente et son employeur vont réagir.
Évidemment.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
¹ Je n’entends pas, à regret, les réponses de Maryline.
² Ok = d’accord.
³ Pure fiction… je n’ose déjà pas commander un café à la serveuse lorsque je suis assis dans l’estaminet ; de là à interroger une inconnue, vous n’y pensez pas !
⁴ Ben oui, la conjoncture… évidemment.
⁵ La crise… ben oui… évidemment.
⁶ Enfoirés de clients !
⁷ Je ne m’inquiétais pas… j’ai un cœur de pierre.
⁸ Y aurait-il un peu de chair au milieu de cette pierre ?
