L'incontournable galette des reines (1)
Octobre 1999.
Aurélien est le directeur financier de l’opérateur téléphonique Violet-Liberté.
Le directeur général a souhaité que l’ensemble de son comité de direction se rende au Salon international des Télécoms, qui cette année, s’est déroulé à Lisbonne.
Aurélien s’en serait bien passé. Un déplacement de trois jours, sa femme va encore râler. Et en plus, du travail, il en a plus que le temps pour le faire, à moins d’y consacrer quelques nuits et week-ends…
Aurélien est un cadre obéissant, il décide de voir le bon côté de la situation : visiter Lisbonne, aller s’aérer et faire la fête avec ses collègues.
Durant le Salon, Aurélien a participé à quelques conférences sur l’avenir de la téléphonie mobile.
L’une d’entre elles l’a particulièrement intéressé : « Vie quotidienne et téléphonie mobile en 2020 ».
2020, c’est après-demain.
Les conférenciers envisagent un avenir étonnant. Presque de la science-fiction.
Les téléphones n’auront plus de claviers physiques, mais ils seront virtuels ! On n’appuiera plus sur des touches mais sur une vitre dotée d’une sensibilité.
Aurélien a du mal à comprendre et à croire ce qu’il entend.
Le mot « application » est prononcé par les experts une cinquantaine de fois. À part eux, personne ne semble bien comprendre ce dont il s’agit.
Ces experts planent un peu. Probablement exagèrent-ils !
Ils en rajoutent : « Les téléphones serviront de moins en moins à téléphoner ! Il faudra les considérer comme des mini-ordinateurs en taille mais des géants en capacités. »
En rentrant lundi matin, Aurélien a envoyé un mail aux trente et une personnes de son équipe : « Bonjour ! Comme vous le savez, je me suis rendu au Salon Télécoms et j’ai assisté à de nombreuses conférences. J’ai appris des choses étonnantes, incroyables, quant à l’avenir de la téléphonie mobile dans moins de vingt-cinq ans. Je vous propose de nous retrouver à 14 h 00 en salle de réunion. Durant trente minutes, je vous présenterai un slideshow de mes découvertes, suivi de trente minutes d’échanges libres.
Vient qui veut.
Vient qui peut.
À 14 h 00, vingt et une personnes sont présentes dans la salle de réunion pour écouter Aurélien et ensuite questionner, réagir.
À 15 h 05, tout le monde a repris son travail.
Résumons comptablement :
Temps de préparation du document par Aurélien qui ne manque pas de travail mais de temps: 2 heures.
Temps de présence des collaborateurs qui eux non plus ne manquent pas de travail mais de temps : 21 personnes X 1 heure = 21 heures (1)
Temps de présence d’Aurélien à la réunion : 1 heure.
Total : 24 heures.
Et en € pour l’entreprise, ça donne quoi ?
Salaire moyen d’un DAF d’une grande entreprise : 7500 € bruts, soit le double à dépenser pour l’entreprise (2)
Deux heures de son temps équivalent donc, sur une base de 50 heures de travail hebdomadaire, à environ 150 euros.
Pour les collaborateurs, imaginons un salaire moyen de 3000 € bruts, et donc toujours le double pour l’employeur.
Une heure de travail, c’est un investissement financier pour l’entreprise d’environ 40 euros, soit 840 euros pour 21 heures.
Total : 990 €.
En proposant une réunion qui n’a aucun intérêt opérationnel – un comptable n’a pas besoin de savoir qu’en 2020, il pourra acheter ses places de cinéma via son téléphone grâce à une application et rencontrer son futur conjoint en tapant sur un cœur pour sélectionner un minois qui lui plaît bien -, Aurélien a consommé du temps et de l’argent.
Du temps, alors que chacun en manque pour terminer dans les délais les missions confiées.
De l’argent, alors qu’il est souvent difficile de le gagner !
Aurélien aurait-il perdu le sens commun, celui des réalités et des responsabilités ?
Est-ce bien raisonnable ?
Est-il bien raisonnable ?
À moins qu’Aurélien ne soit un manager ayant parfaitement intégré une de ses missions : développer la motivation individuelle et collective.
La motivation d’une personne, c’est notamment ce qui lui permet d’agir. En fonction de son niveau de motivation, le collaborateur reste chez lui ou vient au travail, mais passe sa journée dans la salle de pause ou « bossouille » au minimum, juste ce qu’il faut pour éviter de se faire virer. Ou bien il s’investit avec le désir de servir correctement l’entreprise qui l’a embauché.
Aurélien sait que le delta entre un collaborateur qui « bossouille » et un autre qui s’investit véritablement tient au niveau d’énergie qu’ils ont à l’instant T. Cette différence d’énergie entre ce qui permet de « bossouiller » et de s’investir est la conséquence du management donné par le manager et reçu par le collaborateur.
Donner…offrir…des informations motivantes, voilà une manière parmi d’autres de contribuer à la motivation de son équipe. Prendre le temps de rencontrer ses collaborateurs pour leur offrir une nourriture « gratuite » qui vient nourrir l’intelligence, la culture, c’est reconnaître qu’avant d’être des producteurs, ce sont des femmes et des hommes.
Le manager doit reconnaître conditionnellement le travail des collaborateurs et inconditionnellement les personnes.
Il n’y a pas à choisir entre les deux : c’est apéro et digeo !
En offrant des informations « marché » dont les comptables n’ont pas besoin pour facturer, de manière subliminale Aurélien a envoyé le message suivant : « Vous travaillez dans une entreprise de téléphonie et vous méritez donc d’être informés des évènements importants dans ce monde, indépendamment de la fonction que vous exercez dans cette entreprise. »
C’est en plus un cadeau qui est fait au collaborateur – si les informations intéressent le collaborateur – de pouvoir briller devant sa famille, ses amis : « Vous savez, vos portables dont vous êtes si fiers, dans vingt ans ce sera totalement has-been ! Laissez-moi vous expliquer, j’ai des infos en avant-première mondiale ! Eh ouais ! »
Un collaborateur heureux dans une entreprise l’est aussi parce que son niveau d’estime personnel – qui n’est que la résultante de l’estime qu’on lui porte – se développe dans la relation qu’il entretient avec son manager.
Dans de nombreuses situations, manager, s’est investir adroitement du temps en dehors du travail ou des missions opérationnelles des collaborateurs.
Ces moments pris sur le temps de travail des collaborateurs et sur celui du manager qui organise la réunion ont un coût.
Si Aurélien a décidé d’engager ce coût, c’est qu’il y a aussi et d’abord vu un investissement rentable : m’occuper de cette manière de mes collaborateurs, c’est aussi contribuer à leur motivation.
Le retour sur investissement est rapide et rentable, même s’il est difficilement mesurable comptablement.
On peut, en management, par des investissements pertinents de temps, à la fois reconnaître les collaborateurs et prendre soin de leur estime, développer leur envie de s’investir pour l’entreprise.
De nombreuses situations permettent de reconnaître inconditionnellement les personnes : le « bonjour » individuel (3) du matin, l’écoute de sujets extra-professionnels - passions, vacances, week-ends -, les temps de convivialité qui ne sont pas déclenchés par des résultats à fêter et durant lesquels on ne parle pas de boulot – barbecues, cafés, anniversaires et …et…. l’incontournable galette des rois -, pots d’arrivée et de départ de collaborateurs…
Lorsque l’intérêt de l’entreprise et celui des collaborateurs co-existent dans le même ici et maintenant, c’est quand même chouette, non ?
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Bonne réflexion !
(1) Et aussi des rois, mais des reines aussi. Surtout des reines.
(2) C’était facile pour moi, j’ai un doctorat en mathématiques ludiques.
(3) Quelques charges par-ci par-là.
(4) Dire « bonjour » individuellement, car dire bonjour collectivement – « Salut everybody » (4), c’est dire bonjour à personne. C’est au mieux se débarrasser d’une convenance sociale, en faisant en sorte qu’on ne puisse pas nous reprocher de ne pas saluer nos collaborateurs le matin.
(5) Everybody en anglais = tout le monde
